Un débat sur l’insertion professionnelle des étudiants
Alain Renaut
L’insertion professionnelle, clé décisive de la réussite
Paru dans LE MONDE du 3 octobre 2009
Paolo Tortonese
La professionnalisation de l’université n’est pas la solution
Paru dans LE MONDE du 23 octobre 2009
L’insertion professionnelle, clé décisive
de la réussite
Paru dans LE MONDE du 3 octobre 2009
Il est
de bon ton de se réjouir que le nombre des étudiants inscrits dans nos
universités ait finalement, malgré la crise qui paralysa durablement l’an
dernier une large part des formations, peu diminué en cette rentrée :
presque 1 300 000 étudiants continuent de se presser dans 83 universités. Cette
affluence persistante est particulièrement forte dans les premiers
cycles : correspondant aux trois premières années d’études, celles de la
licence, ils accueillent près de 800 000 étudiants, à peu près l’équivalent
d’une ville comme Marseille. Comme si donc, malgré les mouvements qui ont
troublé ou paralysé depuis deux ans la vie de ces établissements, rien ne s’était
vraiment passé et comme si tout allait pouvoir reprendre sans plus
d’interrogations.
Deux
observations pour le moins imposent cependant de ne pas se réjouir trop vite et
de ne pas se borner à spéculer sur le maintien du statu quo.
Tout
d’abord, nous ne pouvons oublier qu’à ces 800 000 étudiants nos universités, en
acceptant de les inscrire dans leurs cursus, adressent implicitement une
promesse : non point certes celle de les conduire tous à réussir de façon égale
leurs études, mais du moins, en principe, celle de leur offrir des chances égales
d’y réussir, c’est-à-dire de réussir comme le leur permettent leurs mérites,
entendus eux-mêmes comme la résultante de leurs talents et de leurs efforts.
Cette promesse impressionnante n’engage pas que le petit monde
universitaire : elle ne fait en réalité que particulariser celle qui se
trouvait comprise, dès 1789, dans l’article 6 de la Déclaration des droits de
l’homme quand elle proclamait que tous les citoyens sont « également
admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité,
et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».<span
style=’mso-spacerun:yes’> Or, de ce point de vue, pouvons-nous estimer
que la promesse est aujourd’hui, mieux qu’hier, en voix d’être tenue ?
Depuis
2007, la loi présentée comme « relative aux
libertés et responsabilités des universités » (LRU) a inscrit dès son
article 1, parmi les « missions du service public de l’enseignement supérieur »,
non plus seulement la formation et la recherche, mais aussi « l’orientation
et l’insertion professionnelle ». La chose a parfois déconcerté, voire
heurté certains universitaires qui y ont cru devoir y déceler une rupture avec
la posture traditionnelle des universités : celle de créer et de
transmettre le savoir pur, le « savoir pour le savoir », sans
s’assujettir à d’autres considérations impliquant une relation à l’univers
socio-économique des « professions ».
Une part des débats qui auront marqué l’an dernier les universités
s’est ainsi enracinée dans la conviction que cette nouvelle mission assignée
aux universités risquait de menacer les libertés académiques, en faisant prévaloir
la logique du marché sur celle de la production de la science. Comment pourtant
une loi qui apportait aux universités, en leur conférant enfin leur autonomie
administrative et financière, une liberté approfondie n’eût-elle pas, par réflexion
sur la simple notion de cette liberté, rencontré celle de leurs responsabilités
à l’égard de leurs étudiants ? Plus précisément, comment, aujourd’hui, une
offre de formation responsable (à l’égard de la société aussi bien qu’à l’égard
de l’Etat) n’inclurait-elle pas dans les choix qui lui donnent sa cohérence et
ses justifications un souci du devenir de ses étudiants, dont il est exclu
(malgré les nostalgies et le narcissisme des uns ou des autres) qu’il puisse désormais,
avec 800 000 étudiants dans les premiers cycles, reproduire à l’identique ce
qu’a été la trajectoire de leurs maîtres ou des maîtres de leurs maîtres ?
Une seconde observation devrait achever de convaincre que ces
responsabilités ne pourront plus durablement être esquivées. En cette rentrée
2009, près d’un tiers des étudiants français sont inscrits dans un secteur,
celui des « humanités » et des sciences sociales, qui est le moins
directement indexé sur des activités professionnelles clairement repérables,
comme ce peut être le cas en médecine ou en droit. Longtemps, en histoire, en
langues, en littérature, en philosophie par exemple, les concours de
recrutement pour l’enseignement du second degré auront caché les difficultés de
ce secteur qui ne connaît la protection d’aucun numerus clausus et
continue de s’offrir, malgré les efforts du plan ministériel « Réussir en
Licence », de vertigineuxtaux d’échecs
aux examens. Pis encore, la réduction des postes d’enseignants mis aux concours
du CAPES ou de l’agrégation tend désormais la situation jusqu’à l’absurde.
Responsable, à la Sorbonne, d’un master de philosophie qui
accueille près de 500 étudiants par an, je ne peux pas ne pas dire à nos étudiants
que, durant ces trois dernières années, cette formation encore prestigieuse
n’aura produit qu’un agrégé en 2007, puis deux en 2008, puis de nouveau un seul
en 2009. Je ne peux pas non plus ne pas leur expliquer qu’un bien improbable
doublement, voire triplement des postes mis au concours ne bouleverserait pas
la donne. Rien n’exclut en revanche, j’en suis intimement persuadé, que nos étudiants
songent à d’autres devenirs professionnels, mais encore faut-il qu’ils le
fassent vraiment et que nous leur disions qu’ils ont pour cela à inventer des
trajets nouveaux, à combiner des formations, à intégrer jusque dans le choix de
leurs sujets de recherche des considérations moins frileuses, plus conscientes
des compétences qu’ils sont à même d’acquérir, s’ils y songent, pour exercer
d’autres activités que celles de leurs maîtres.
Encore faut-il aussi que ces derniers ne perçoivent plus
l’insertion professionnelle de leurs étudiants, deux ans après son inscription
dans la loi, comme une tâche indigne, qui ne les regarde pas en tant que
savants. A ce souci du devenir social des étudiants, leur savoir ne perdra en vérité
rien. Bien au contraire, il gagnera même, sur l’importance réelle qui peut et
doit être la sienne dans des économies de plus en plus fondées sur la
connaissance, une lucidité plus grande, une conscience plus aiguë des mutations
économiques dont les savoirs que requiert leur compréhension ne sont pas étrangers
à ceux qui s’enseignent dans les universités, y compris en sciences humaines et
sociales. Une telle prise de conscience supposera certes un peu de courage, un
peu d’esprit d’initiative, voire quelques réajustements dans la représentation
de nos disciplines. Qui prétendra cependant que tels ne sont pas les ressorts
d’un progrès dans le savoir lui-même, si du moins le savoir ne se conçoit pas
lui-même comme étranger à la vie, notamment à la vie des sociétés ?
Alain Renaut
Professeur de Philosophie politique et d’éthique à
l’Université de Paris-Sorbonne. Derniers ouvrages parus : Quel avenir
pour nos universités ? Essai de politique universitaire, Timée-Editions,
2008 ; Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des
identités, Flammarion, 2009.
La professionnalisation de l’université n’est
pas la solution
Paru dans LE MONDE du 23 octobre 2009
Former des diplômés généralistes,
ce n’est pas produire des chômeurs
Dans
Le Monde du 2 octobre, Alain Renaut, professeur de philosophie à Paris-IV,
entonne un hymne à la professionnalisation des enseignements
universitaires.
Nous
connaissons ce tube ministériel, qui rebondit de gauche à droite depuis l’époque
de Claude Allègre jusqu’à celle de Valérie Pécresse. M. Renaut n’y ajoute
pas grand-chose : il affirme que l’université doit dispenser une formation
professionnelle, mais il se garde bien de nous expliquer en quoi
consisteront ses cours, le jour où la professionnalisation sera réalisée.
Abandonnera-t-il l’exégèse de Kant pour s’adonner aux techniques de la
communication d’entreprise ? Ce serait très regrettable, et pour ses étudiants,
qu’il sait introduire dans l’univers des philosophes, et pour la
communication d’entreprise, qu’il ne connaît guère.
Quand
on parle de professionnalisation, il faudrait être clair et faire d’emblée
quelques distinctions. La confusion règne, d’abord et avant tout dans le décret
sur le statut des enseignants-chercheurs, qui attribue aux professeurs la tâche
de l’insertion professionnelle de leurs étudiants, alors que cette tâche ne
peut reposer que sur l’institution.
Il
n’appartient pas à un professeur d’aider ses étudiants à chercher un
travail après leurs études. Cette fonction de soutien des étudiants diplômés
doit être attribuée à des services ad hoc, qu’il convient de créer dans
chaque université. Et il ne faut pas confondre une politique d’aide aux étudiants
au moment de leur accès au marché du travail, avec une politique de
professionnalisation des enseignements.
En
outre – c’est la troisième distinction – il n’est absolument pas indifférent
de proposer des formations professionnelles qui se situent après les
formations généralistes et disciplinaires, ou bien de proposer le
remplacement des secondes par les premières. La première stratégie prend en
compte une nécessité de toujours, diversement satisfaite par la société,
les entreprises et les institutions : que les jeunes ayant acquis un savoir
acquièrent aussi un savoir-faire.
La
seconde stratégie prétend imposer la substitution du savoir par le
savoir-faire, sous prétexte de l’inutilité des connaissances théoriques. Il
est étonnant de voir un excellent professeur de philosophie se ranger du côté
de ceux qui pensent que l’esprit critique, la réflexion méthodologique et
l’abstraction sont des choses désuètes. Les universitaires, surtout en
sciences humaines, devraient au contraire réaffirmer ce que la société
risque d’oublier : que le savoir théorique a aussi une efficacité pratique.
Autrement dit, que les compétences se fondent sur des connaissances.
M.
Renaut apporte comme argument en faveur de la professionnalisation
l’exemple de la philosophie : puisqu’un nombre très limité de ses étudiants
à Paris-IV réussissent au concours de l’agrégation, il faudra transformer
les formations philosophiques selon des orientations professionnelles qui
ne soient pas l’enseignement secondaire. Mais M. Renaut ne nous dit pas
quels sont ces métiers qui devraient dorénavant façonner par leurs
exigences les cours des professeurs et les mémoires des étudiants. Son
raisonnement pourrait être repris à l’envers : depuis longtemps, les diplômés
en philosophie, comme les diplômés en lettres ou en histoire, ne deviennent
pas majoritairement des professeurs.
Nous
croyons qu’il s’agit là du débouché principal de ces études, uniquement
parce que nous ignorons le devenir professionnel de nos étudiants. C’est
une illusion dont on devrait se débarrasser pour regarder la réalité en
face : les études de lettres, de sciences humaines et sociales conduisent à
une très grande diversité d’emplois. Dans ces conditions, comment les réorganiser
selon une orientation professionnelle plus précise ?
Ne
vaut-il pas mieux prendre acte de la remarquable richesse de ces
enseignements, qui permettent de s’intégrer à des milieux professionnels très
diversifiés ? On nous objectera que le souci porte non pas sur ceux qui
trouvent un emploi, mais sur ceux qui n’en trouvent pas. Mais personne n’a
réussi à démontrer ce qu’on laisse toujours entendre : que le caractère généraliste
et disciplinaire des formations serait responsable du taux de chômage. On
donne pour acquis ce qui est plus qu’incertain : qu’on ne trouve pas de
travail parce qu’on n’a pas reçu une formation professionnelle assez
pointue.
C’est
l’autre grande illusion, inutilement démentie par les économistes : on prétend
créer un système idéal, dans lequel la prévision des besoins du marché du
travail permettrait de planifier les formations, et d’apporter aux
entreprises exactement ce qu’il leur faut comme ressources humaines. On
peut s’étonner de la passion planificatrice dont font preuve certains libéraux.
Ils
oublient deux choses : d’une part que les chefs d’entreprise sont
incapables de savoir ce qu’il leur faudra comme compétences précises dans
cinq ou huit ans, ce qui correspond au temps de formation en master et en
doctorat ; d’autre part, que les jeunes ne sont pas seulement des
ressources humaines mais des êtres humains, et que leur motivation au
moment de choisir leur filière d’études supérieures n’est pas réductible à
un projet professionnel.
Il
faut être bureaucrate et ne jamais avoir parlé avec un étudiant, ce qui hélas
! est le cas de nombre de décideurs, pour ne pas comprendre que cette
motivation est complexe, et qu’elle répond à des besoins, à des
aspirations, à des anxiétés personnelles qu’aucun formulaire d’inscription
ne pourra jamais refléter.
La
conversion de M. Renaut à la professionnalisation forcée est d’autant plus étonnante
qu’il avait lui-même émis à ce sujet, il y a quelques années, d’importantes
réserves. Je me permets de lui recommander la lecture de son livre : Que
faire des universités ? (éd. Bayard, 2002). Il y trouvera une discussion très
convaincante sur les dangers de la professionnalisation, des pages 90 à 94.
Après
avoir évoqué la politique professionnalisante suivie par les universités américaines
dans les années 1960, M. Renaut écrivait alors : « Le risque paraît grand,
si l’on procédait de façon aveugle à une semblable professionnalisation des
filières, en même temps que de vouer des secteurs entiers du savoir (ceux
qui sont sans ouverture directe sur des professions) au sort qui est devenu
celui des études latines ou grecques, de faire disparaître définitivement
des établissements supérieurs concernés toute dimension proprement
universitaire. D’une part, la composante constituée par la formation du
savoir y céderait le pas, comme dans les écoles professionnelles, à une
simple formation au savoir constitué et professionnellement exploitable.
D’autre part, la diversification de secteurs aussi cloisonnés que peuvent
l’être les professions achèverait de retirer tout sens à ce projet de
rassemblement qu’exprimait l’idée d’université » (p. 92).
La
position de M. Renaut était alors nuancée : il abordait le problème en
pesant le pour et le contre, et défendait fortement la formation généraliste
en premier cycle. Qu’en est-il aujourd’hui de ces nuances ? Il est
regrettable que la polémique politique les ait effacées.
Paolo
Tortonese
Professeur à l’Université
Sorbonne Nouvelle – Paris III
Je suis toujours étonné de voir que
l’on puisse tenter de mettre quelqu’un, en l’occurrence il s’agit de moi, en
contradiction avec lui-même.
Bien évidemment, je n’ai pas changé de
position sur la question débattue entre mon livre de 2002 et aujourd’hui.
Paolo Tortonese omet simplement d’être attentif à la façon dont deux questions
différentes peuvent appeler des réponses elles-mêmes différentes.
Une première question est celle de la
professionnalisation des contenus de formation. En 2002 comme aujourd’hui, je
suis très réservé à l’égard d’un tel programme, pour des raisons qu’expliquent
les lignes citées par mon contradicteur et qui étaient plus largement développées
dès mon ouvrage de 1995 sur Les révolutions de l’Université.
Une autre question est celle de
l’insertion professionnelle des étudiants, qui concerne, non pas une
transformation des contenus enseignés ou des disciplines auxquelles les étudiants
sont formés, mais le souci de leur devenir social et professionnel après leur
formation. J’ai suggéré dans mon papier comment ce souci désormais non
contournable peut être pris en compte sans toucher aux savoirs enseignés, sans
en exclure aucun ni en adapter de l’intérieur les contenus au monde de
l’emploi. Je ne peux que renvoyer sur ce point au dernier chapitre de mon
livre paru en 2008, Quel avenir pour nos universités ? Essai de
politique universitaire, Timée-éditions : dans ce chapitre
significativement intitulé « Sortir de l’Université :
Professionnalisation des contenus de formation ou insertion professionnelle des
étudiants », M. Tortonese aurait trouvé de quoi le satisfaire, puisque
j’y explique pourquoi « la professionnalisation des contenus de
formation, si elle devait s’étendre à une part de plus en plus grande de nos
universités, menacerait à terme l’existence même de certains secteurs du
savoir » – à quoi j’oppose donc la nécessité de « concevoir encore
d’autres formes d’insertion professionnelle des étudiants que celles qui requièrent
une professionnalisation directe de leurs contenus de formation ». Ce que
je décris ensuite en parlant d’une « autre forme d’insertion ».
Plutôt que de polémiquer de façon stérile,
mon contradicteur eût donc été bien inspiré 1) de ne pas me prêter une
position qui n’est pas la mienne, 2) de prendre la mesure de ce que le problème
posé a d’urgent. Quant à l’importance à accorder à la culture générale, je
suis si d’accord avec ce qu’il écrit qu’ayant été chargé d’une mission sur ce
point en 2001, j’ai remis au Ministre de l’éducation dont relevaient alors les
universités un rapport public qui dégageait sur ce point des pistes claires en
vue de promouvoir la culture générale dans le cursus Licence. Quelques aspects
en ont été retenus dans le cadrage ultérieur de nos premiers cycles, sans
conduire à mon sens les choses assez loin. Je fais seulement observer que les
perspectives suggérées dans mon papier concernent les deux années du Master et
le type de formation qui s’y dispense – un type de formation dont je ne veux
pas penser que M. Tortonese souhaiterait qu’il fût encore foncièrement généraliste :
en Master, une fois les élèves sortis du lycée transformés, grâce à des acquis
de culture générale de leur discipline, en véritables étudiants, le temps est
venu de faire en sorte que ces étudiants deviennent des spécialités de leur
secteur, donc de les engager sur la voie d’un savoir de haut niveau. C’est
alors vis-à-vis de tels étudiants, y compris si, poursuivant sur la voie de la
science, ils deviennent doctorants, voire docteurs, que se pose la question de
savoir comment faire en sorte que leur savoir puisse aussi, au-delà de la
formation humaine et intellectuelle qu’il permet (la fameuse « formation
par la science » que défendait justement Humboldt), leur ménager des
perspectives d’insertion professionnelle : qui récuserait une telle
question dès lors qu’il prendrait soin de la comprendre et de ne pas la
caricaturer grossièrement ?