« Les formations universitaires face aux exigences de la professionnalisation. Savoir et employabilité »
Compte-rendu de l'entretien avec Françoise Mélonio, Professeure de Littérature à l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
Présentation de Françoise Mélonio
Madame la Professeure Françoise Mélonio a également été Directrice de l'UFR pendant 4 ans et a réorganisé la filière professionnalisante jusqu'à la licence. Après un passage à la direction adjointe de l'École Normale supérieure, elle s'occupe actuellement avec ses collègues de réorganiser la première année du master professionnel et a participé à plusieurs groupes de réflexion sur les questions de la professionnalisation.
1. La professionnalisation des étudiants en humanités est visiblement une question importante à vos yeux : pensez-vous qu'elle contient une dimension de spécificité ?
La question est d'abord importante quantitativement en Sorbonne puisque la filière « lettres modernes appliquées » tournée vers les métiers hors enseignement concerne un tiers des étudiants de littérature et langue française ; en master 1ère année plus de deux cents étudiants sur 600 sont inscrits en filière directement professionnelle. L'enjeu est donc essentiel pour les études littéraires, qui doivent donner aux futurs professeurs une formation adéquate mais aussi ne pas avoir pour objectif unique la reproduction des professeurs.
Il y a bien une spécificité de la professionnalisation dans les humanités qui tient à la proportion considérable des étudiants qui se destinent à l'enseignement ; nos cursus « généralistes » sont en fait pour la plupart des cursus pensés en fonction des concours de recrutement d'enseignants ; du coup nous avons bien une difficulté spécifique à réfléchir sur des contenus disciplinaires en tenant compte des projets de plus en plus divers des étudiants.
2. Vos formations, et pas seulement celles qui sont directement professionnalisantes, prennent-elles en compte les exigences de la professionnalisation dans leurs définitions ? Et si oui, de quelle manière ?
Les UFR de littérature et langue française proposent depuis une quinzaine d'années une formation qui comporte 20% d'enseignements professionnalisants. Cette formation dite « lettres modernes appliquées » (anciennement « lettres modernes spécialisées ») a toujours eu une légitimité incertaine, alors même qu'elle représente la moitié des étudiants de Deug. Elle jouit, malgré la qualité de ses étudiants, d'une moindre considération, ou de moins d'intérêt que la filière générale auprès de beaucoup d'enseignants qui la perçoivent comme une nécessité et non comme une chance . Dans cette filière la réflexion sur le marché du travail est présente et l'éducation aux choix professionnels est obligatoire en première année. Elle a été introduite sur un modèle conçu par Françoise Boursin. Cette « éducation » a aussi été proposée sur base optionnelle pour les étudiants de la filière « lettres modernes » (enseignement/recherche) auprès desquels elle rencontre assez peu de succès. On peut donc dire que les exigences de la professionnalisation, qui sont au cœur de la filière de lettres modernes appliquées, ne sont guère prises en compte dans la filière générale ni par les enseignants (sauf l'année de concours) ni par les étudiants qui considèrent qu'ils ont le temps d'y penser au terme de leurs études. L'exigence de professionnalisation dans cette filière générale, consiste à donner une formation intellectuelle solide aux apprentis professeurs ou chercheurs sans information sur les autres secteurs du marché du travail ni formation pratique (qui relève de l'IUFM).
3. Souhaiteriez-vous, au sein de votre Université, l'existence d'un bureau spécialisé dans l'orientation des étudiants en humanités ?
Il est indispensable que soit organisée une réflexion sur les choix professionnels, y compris pour les étudiants se destinant aux métiers de l'enseignement qui ont une connaissance très imparfaite des conditions du métier- et qui peuvent changer d'avis en cours de cursus. Trop d'étudiants arrivent en fin de master et se trouvent isolés sans savoir vers quel secteur se diriger. Ils ont besoin alors à la fois d'informations et de conseils individualisés. Il existe déjà un bureau d'orientation mais les besoins sont massifs.
4. Les étudiants n'y pensent que très tardivement : faut-il que cela soit pris en charge plus tôt dans les cursus ?
Dans la filière de lettres modernes appliquées, l'éducation aux choix est, comme je le disais, organisée dès la première année avec la participation des enseignants de littérature. Le jeu des options permet à l'étudiant de préciser chaque année son projet- quoique de façon trop sommaire encore. Dans la filière générale de lettres modernes, la réflexion sur l'orientation pourrait prendre place plus tard, en licence ou master 1. Il me paraît souhaitable que les enseignants y participent tout comme il est très utile qu'ils participent au suivi des stages. C'est pour eux une occasion privilégiée de prendre connaissance des projets des étudiants et des attentes du monde économique.
5. Estimez-vous qu'une partie des questions soulevées, dans les humanités, par la professionnalisation des étudiants est due aux contenus enseignés ? Si oui, comment concevez-vous leur transformation ?
La difficulté que nous avons à penser la professionnalisation est sûrement liée aux contenus enseignés. Dans l'Université française, ces contenus sont extrêmement mono-disciplinaires et n'ont guère changé depuis la fin du XIXe siècle. Par exemple la partition histoire, philosophie, littérature, langues ne correspond pas à un marché du travail, sauf pour les concours d'enseignement. Pour les étudiants qui s'orientent vers d'autres carrières, il faut une culture plus « générale ». Il faudrait également repenser les exercices pratiqués (la dissertation, invention du XIXe siècle, n'est pas le seul exercice possible) et inclure davantage d'autres travaux comme l'écriture créative, la synthèse de document ou la pratique du débat. Les exercices que nous proposons sont trop exclusivement ceux des concours d'enseignement.
6. Dans le cadre de la maquette Licence-Master-Doctorat applicable à l'Université de Paris-Sorbonne, un enseignement de culture générale était prévu. Cet enseignement est-il fonctionnel ?
En première année est assuré un cours obligatoire de culture générale, en commun avec les antiquisants. Ce cours est apprécié par les étudiants.
7. Dans la mesure de son application, cet enseignement correspond-il à ce que vous envisagiez à l'instant ?Est-ce que cela aide à la prise de conscience des enjeux professionnels ?
Oui, ce cours permet de remettre en perspective dans la longue durée les débats contemporains. Il reste beaucoup à faire ; la division administrative en UFR rend difficiles -mais pas impossibles les collaborations indispensables.
8. Votre Université collabore-t-elle elle-même ou vous laisse-t-elle la liberté de collaborer avec les acteurs du monde professionnel pour mieux penser l'articulation entre les formations et les débouchés (sous la forme de journée de rencontres, de facilités accordées aux stages pratiques, de lieux réservés dans l'Université à la communication des offres d'emploi et à l'information sur le fonctionnement des marchés, etc.) ? Que pensez-vous de tels dispositifs et quelle importance leur accordez-vous ?Comment les compléter par d'autres dispositifs ?
Nos étudiants de master professionnel recourent tous au bureau des stages qui les aide dans leur recherche d'emploi, organise des rencontres et leur fournit informations et conventions. La situation s'est améliorée depuis l'arrêté ministériel d'août dernier, qui rend obligatoire l'évaluation du stagiaire par l'employeur et limite le recours abusif à des stagiaires. En master I (200 étudiants) et master II (35 étudiants), les stages (de trois mois minimum) sont appréciés des étudiants et manifestement utiles ; l'évaluation par les employeurs est excellente. On pourrait toutefois améliorer le suivi des stages qui faute de moyens se réduit à la correction du rapport de stage.
Avant le master, il me semble peu utile de multiplier les stages de formation de longue durée, qui empiètent sur le temps de formation Mais peut-être faut-il ne pas négliger l'utilité des stages de sensibilisation.
Les rencontres avec des professionnels, organisées par le bureau des stages, sont trop peu connues des étudiants. D'une façon générale, il est difficile de motiver les étudiants pour des rencontres qui ne sont pas intégrées dans les cursus.
9. Concevez-vous l'amélioration de la professionnalisation des étudiants sous la forme de la multiplication des masters professionnels, ou aussi (ou plutôt ?) sous la forme d'une transformation des masters de recherche eux-mêmes ? Comment envisagez-vous cette dernière ? Si, au niveau des master professionnels, les stages semblent efficaces. quels dispositifs serait-il possible de développer pour sensibiliser les masters de recherche à une professionnalisation possible ?
Le master de recherche me plonge actuellement dans la perplexité. Est-il judicieux de faire passer par nos masters de recherche actuels des étudiants qui ne feront pas de thèse et qui ne se destinent pas à devenir chercheurs ? Nous n'avons pas encore de recul par rapport au basculement dans le LMD, qui de fait conduit à prolonger les études d'un an au-delà de la maîtrise. Une formule permettant d'associer stage (d'enseignement, ou en entreprise, en administration ou en organisme de recherche…) et recherche serait peut être une bonne formule pour certains. Mais faut-il l'imposer à tous ?
10. Pensez-vous que d'autres dispositifs que les stages puissent améliorer une professionnalisation possible ?
L'insertion dans une équipe de recherche pourrait être le moyen d'améliorer la professionnalisation, c'est le sens de l'adossement des masters aux écoles doctorales. Cela supposerait que les écoles doctorales s'interrogent elles-mêmes sur l'articulation entre leurs recherches et l'usage qu'en font divers milieux professionnels. Le stage me paraît néanmoins une expérience irremplaçable.
11. Considérez-vous que l'adaptation aux finalités professionnelles peut être dommageable pour le contenu même des formations relevant des humanités ?
Cela peut être dommageable si l'Université devait devenir une fabrique immense de BTS, ce pour quoi d'ailleurs nous n'avons nullement les compétences nécessaires. Mais on peut aussi concevoir un cursus général qui donne un socle commun pour des emplois divers. Il faudrait donc réfléchir non pas tant à « l'utilité sociale » immédiate de nos disciplines qu'à « l'usage » possible de notre travail intellectuel par d'autres.
12. S'il fallait concevoir des limites à la professionnalisation, quelles sont ces limites pour vous ?
Tous les enseignements ne doivent pas être orientés vers la professionnalisation. Il faut garder sa place à la connaissance désintéressée, à la construction d'une architecture de l'esprit, au plaisir esthétique – qui sont d'ailleurs quoique indirectement des atouts professionnels. Mais la préoccupation pour la professionnalisation doit être constante dans la conception des cursus.
13. Quel est le pourcentage moyen des étudiants de réussite des étudiants aux différents niveaux de leur formation ?
La situation de Paris-Sorbonne est spécifique. Nous avons une population d'étudiants qui connaît des échecs massifs en Deug (un étudiant sur deux), puis en Licence les effectifs doublent du fait de l'arrivée des étudiants de classes préparatoires. L'échec des étudiants en Deug est connu statistiquement, sans qu'on ait une idée précise des parcours individuels (abandons, reconversions)
Des données très précises existent sur l'insertion professionnelle des ex-DESS, dont l'insertion est rapide, mais le salaire assez bas. Sur les étudiants sortis avec une maîtrise (master 1), j'ai pu consulter les données de l'enquête en cours sur le cursus professionnel ; elles sont insuffisantes (du fait du faible taux de réponse des étudiants) pour donner des indications pertinentes sur l'insertion .
Pour les masters de recherche (ex-maîtrise et DEA), à ma connaissance jusqu'à cette année il n'y avait pas eu d'enquête précise en littérature.
14. Parmi les étudiants professionnalisés, avez-vous une idée du type de professionnalisation qu'ils trouvent ?
Oui, mais cela concerne seulement les 35 étudiants de l'ex DESS (master 2) , qui trouvent des emplois en rapport avec leurs formation (édition ou audiovisuel)
15. Indépendamment des statistiques, avez-vous une idée de ce qu'ils font ?
La perception que je peux avoir de mes étudiants qui se dirigent vers l'enseignement, mais aussi les IEP et les écoles de journalisme, n'est pas forcément significative, car elle dépend également de mon profil. En dehors de l'enseignement (qui est un débouché important à Paris-Sorbonne), il y a une dispersion qui semble considérable. La déqualification réelle et ressentie est assez importante.
16. Parmi les étudiants qui s'arrêtent en cours d'études, quel est le pourcentage de ceux qui se réorientent vers d'autres formations universitaires, de ceux qui choisissent d'autres types de formation, et de ceux qui arrêtent définitivement toute formation ?
Je ne dispose pas de données suffisantes.
17. Qu'est-ce qui, selon vous, permettrait d'améliorer la professionnalisation des étudiants en humanités (stages, visibilité des diplômes, amélioration de l'articulation avec le monde professionnel, modifications dans les contenus enseignés, ou dans les méthodes d'enseignement, etc.) ?
La professionnalisation ne doit pas nécessairement se faire à l'intérieur des seules filières disciplinaires de l'université. La présence d'écoles extérieures ou intérieures aux universités (comme le Celsa) permet d'articuler deux types d'institutions ayant des finalités liées mais distinctes. Tout ce qui améliore le passage d'une formation académique à une école professionnelle est bénéfique aux étudiants, ce qui suppose une politique d'informations par un service ou un bureau spécialisés, et une politique d'accords.
En outre, je crois que nos propres formations professionnalisantes n'ont pas une visibilité suffisante. La Sorbonne en tant que telle devrait être plus présente encore dans les salons professionnels, et pourrait avoir une communication plus dynamique, en diffusant davantage les brochures qui décrivent les formations aux employeurs. Reste que nous n'avons ni les moyens financiers ni les compétences professionnelles pour multiplier « en interne » les parcours de professionnalisation.
18. Cette communication et cette diffusion doit-elle, pour vous, être effectuée par l'Université et doit-on développer une forme d'éducation aux choix ?
Je crois indispensable d'intégrer dans les parcours des séances d'informations et de rencontres. Pas trop tôt : pour beaucoup d'étudiants l'année de licence est celle où ils se posent vraiment la question de leur orientation. Et surtout une politique globale d'information par l'université est peu efficace si elle n'est pas relayée, et adaptée par chaque UFR.