Ludivine Thiaw-Po-Une
LE MOMENT REVOLUTIONNAIRE : SACRIFIER LES UNIVERSITES
(A paraître in : Ludivine Thiaw-Po-Une, Les dilemmes de l’Etat démocratique, Paris, Hermann, février 2007)
Cette étude a pour objectif principal de rendre intelligible selon quel processus la France, où la Sorbonne du XIIIe siècle avait été à l’origine, avec Bologne et Oxford, de l’invention des universités, a laissé passer à plusieurs reprises et selon divers registres la chance d’inscrire l’institution dans la modernité. Ce qui a ainsi été manqué a pesé fortement et durablement, non seulement sur le destin historique de nos universités, mais aussi sur l’éventualité, qui nous intéresse plus directement ici, de les repenser à partir des exigences de cette modernité – ce qu’allait faire au contraire, dès la fin du XVIIIe siècle, le monde germanique en inventant, de Kant à Humboldt, une nouvelle idée de l’Université[1]. Pour s’acquitter d’une opération comparable, la France n’a pourtant pas manqué d’occasions, qu’elle s’est en vérité appliquée à écarter.
Les deux premières chances de modernisation, qui ont surgi plutôt dans le registre culturel, se sont offertes dès la fin du Moyen Âge : afin de nous concentrer sur ce qu’aurait pu être la chance proprement politique, nous ne les mentionnerons ici que pour mémoire. L’Université française, qui choisit en 1521 de condamner la démarche de Luther, n’est pas parvenue, tout d’abord, à intégrer positivement le moment de la Réforme. Elle passa ensuite à côté de ce qu’aurait pu lui permettre la Renaissance, au point qu’en 1530, sur le conseil de Guillaume Budé, François Ier résolut, pour favoriser les idées humanistes, de créer un Collège royal ( le futur Collège de France ) chargé de faire connaître les richesses retrouvées du monde antique, notamment ses langues : autre signe que c’était d’ores et déjà en marge de l’Université que se jouaient, dans le savoir comme dans la culture, les plus importants déplacements. La cause majeure de ce double échec souvent souligné[2] réside dans la forte dépendance principielle de l’Université, en France, vis-à-vis de l’Eglise. Certes, les universités se sont soustraites progressivement à la tutelle des autorités locales de l’Eglise : reste que la reconnaissance de l’autorité de l’Eglise en tant que telle, sous la forme de la papauté, ne disparut nullement, durant tout l’Ancien Régime, de l’horizon mental du monde académique, le rendant ainsi malaisément apte à se nourrir de ce que la Réforme ou l’humanisme de la Renaissance auraient pu lui apporter pour s’ouvrir, comme le firent d’autres universités européennes, aux exigences de la modernité naissante.
Une tout autre chance, dans un registre radicalement différent, aurait pu s’offrir avec la Révolution : une chance directement politique cette fois. Dans les années qui suivirent 1789, avec la fin de l’Ancien Régime, dans un monde qui basculait et où tout se transformait, on pouvait s’attendre à voir poser, parmi tant d’autres questions, celle de savoir que faire des universités pour y inscrire les conséquences de l’affirmation de la souveraineté du peuple. Rien de tel, pourtant, ne se produisit, puisque sur la trajectoire révolutionnaire vint s’inscrire bien plutôt la suppression pure et simple, par la loi du 15 septembre 1793, des vingt-deux universités françaises. Suppression d’autant plus spectaculaire quelle ne s’accompagna pas de celle du Collège royal, qui continua ses cours compris sous la Terreur et fut même promu « Collège de France » en 1795 ! Cet épisode de la suppression française des universités, sur lequel Alain Renaut a eu le mérite d’attirer l’attention en quelques lignes qui ont sur ce point servi d’impulsion à notre recherche[3], n’a que trop rarement été l’objet d’investigations approfondies, peut-être parce qu’il se déroula sur un mode passablement confus du point de vue d’une simple chronologie des événements : suspendue le lendemain, la loi du 15 septembre vit cependant son contenu tenu pour acquis par les pouvoirs publics. Parce qu’au-delà de sa confusion l’événement nous est apparu d’une portée immense ( il n’y eut plus d’universités en France pendant plus d’un siècle, jusqu’à la Troisième République, où la loi du 10 juillet 1896 marqua la réapparition du terme même d’« université », pour désigner un établissement d’enseignement supérieur, dans notre vocabulaire administratif ), nous avons souhaité prolonger, durant ce chapitre, la simple indication fournie par Alain Renaut et établir avec toute la rigueur souhaitable que ce sabordage français des universités procéda d’une logique profonde, assumée comme telle par les acteurs de la séquence. Une logique largement thématisée au demeurant par référence à des options philosophiques, à travers laquelle s’est joué et continue de se jouer aujourd’hui encore, pour une très large part, le destin de l’institution académique dans l’un des pays qui l’avait inventée. Précisément parce que, dans la tourmente révolutionnaire, la décision politique de supprimer les universités s’est nourrie à des convictions philosophiques, elle ne se réduisit pas à un simple événement historique de portée conjoncturelle : elle correspondit en fait à une véritable option prise en matière de conception du haut enseignement – une option philosophiquement argumentée par ceux qui la défendirent, tout comme elle fut philosophiquement combattue par ceux qui tentèrent de la refuser sans pour autant, même quand ils finirent par l’emporter, se convaincre qu’il fallait recréer l’institution qui avait été supprimée. Ainsi fut-ce tout un ensemble de schémas argumentatifs, dotés les uns et les autres de soubassements philosophiques clairement identifiables, qui se trouvèrent élaborés durant cette extraordinaire séquence, un ensemble de schémas s’opposant bien souvent les uns aux autres, mais convergeant en définitive autour de la conviction selon laquelle la construction de l’Etat démocratique ne passait ni par la préservation, ni par la modernisation de l’institution universitaire. D’une certaine façon, il est permis de se demander si nous sommes sortis en France de ce stock de schémas dont nous voudrions montrer ici comment il se constitua et comment, une fois constitué, il obéra toute réflexion, au moins pour plusieurs générations, peut-être pour plus longtemps encore, sur l’articulation entre la dynamique démocratique et le rôle des universités.
Une fois notre attention attirée sur le fait brut de la suppression des universités, de quelle documentation disposions-nous pour aller au-delà du simple fait ? Etrangement, les historiens des universités avaient été sur ce qui nous intéressait ici d’une grande discrétion, et les histoires de la Révolution française nous sont vite apparues consacrer elle aussi peu de place à l’événement. Il fallait donc nous tourner vers ce que les histoires de la Révolution désignaient néanmoins comme une source de documentation et de réflexion irremplaçable sur toutes les questions soulevées et débattues durant les années concernées : les archives parlementaires. Les procès-verbaux du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative et ceux du Comité d’instruction publique de la Convention ont été publiés à la fin du XIXe siècle[4]. A cette documentation déjà considérable ( plus de 5500 pages ) s’ajoute une masse impressionnante de mémoires, de pétitions, de courriers divers envoyés à ces deux Comités, et que l’on peut consulter aux Archives nationales[5]. A mesure que les positions exprimées dans les Assemblées se précisaient, il a fallu aussi se reporter aux œuvres des philosophes dont elles se réclamaient, en priorité Helvétius, Rousseau et Condorcet. Les discours publiés immédiatement par l’Imprimerie Nationale et les écrits circonstanciels de certains des intervenants les plus importants ont dû aussi être examinés de près, notamment ceux de Boissy d’Anglas, de Bouquier, de Chénier, de Danton, de Daunou, de l’abbé Grégoire, de Lakanal, de Michel-Edme Petit, de Robespierre et de Romme, que nous mentionnerons à l’occasion des usages que nous en ferons. Nous n’avons toutefois consulté ces matériaux passionnés et passionnants qu’avec une attente fort sélective, qui permettait heureusement de n’en retenir qu’une partie extrêmement riche, mais quantitativement raisonnable : il s’agissait d’y découvrir des indications et témoignages suffisants pour éclairer à partir de quelles convictions et dans le cadre de quelles problématiques la question des universités et, après leur suppression, celle de l’enseignement supérieur ont été abordées, débattues et tranchées de 1789 au Directoire. Le moins que l’on puisse dire de cette recherche est qu’elle n’a pas déçu, tant s’en faut, l’attente qui la motivait.
La naissance du débat sur les universités a été, dans la séquence ouverte a l’été 1789, relativement tardive. Le point peut de prime abord déconcerter, et ce, pour deux types de raisons.
En premier lieu, le monde médiéval avait en effet légué à la modernité politique des universités qui, nous l’avons rappelé, étaient organisées en corporations ( de maîtres et d’élèves ) et dont les libertés acquises depuis le début du XIIIe siècle correspondaient, dans l’économie globale de l’Ancien Régime, à autant de « privilèges ». Ainsi la « licence d’enseigner » avait-elle constitué, dans un premier temps, le monopole des écoles nées autour des cathédrales : un monopole pour la défense duquel les universités entrèrent régulièrement en conflit, dans les siècles précédant la Révolution, avec les Dominicains et les Franciscains, puis avec les Jésuites[6], quand ceux-ci entreprirent, à partir du milieu du XVIe siècle, d’ouvrir des collèges concurrençant directement les facultés des arts. Dans ce contexte, la défense du monopole universitaire ne faisait de toute évidence qu’une avec celle des privilèges de la « corporation ». Aussi pouvait-on d’ores et déjà s’attendre à ce que l’institution académique ne traversât pas sans difficulté la phase révolutionnaire de l’abolition des privilèges.
Qui plus est, les difficultés auxquelles l’Université semblait par avance exposée auraient pu tenir aussi à la façon dont, même si leur dépendance à l’égard de l’Etat monarchique s’était progressivement accrue, elles restaient fortement liée à l’Eglise : dans ces conditions, comment le transfert de la souveraineté au peuple et à ses représentants n’eût-il pas exigé une réflexion sur ce qu’il devait en être, dans ce nouveau contexte, du destin d’universités originellement soumise à un tout autre souverain ? Tout, à vrai dire, semblait ainsi en place pour favoriser l’émergence d’universités définitivement libérées du poids ecclésial et repensées à partir de leur relation au nouveau souverain, à savoir le peuple. Ce n’est pourtant pas par cette voie que s’est ouvert le débat sur les universités, mais à partir d’une réflexion plus globale sur l’instruction et ses finalités.
I
CONDORCET OU ROUSSEAU ?
L’instruction publique doit-elle s’adresser à tous, ou seulement à quelques-uns ?
Dès les cahiers de doléances. la question de savoir ce que, dans le cadre de la refonte du régime, il faudrait faire des universités avait été posée à partir d’une interrogation globale sur l’instruction : « Qu’il sera aussi pourvu, envisage par exemple le cahier rédigé par le Tiers-Etat de Montargis, par un règlement à la réforme des universités, collèges, écoles, établissements pour l’instruction publique, en étendant ou en resserrant les établissements selon qu’il sera nécessaire pour concilier l’objet d’émulation avec la facilité de profiter des ressources qui se présenteront pour toutes les classes, suivant leur état et facultés, et en réglant la forme des leçons et instructions pour le plus grand avancement des sujets dans les sciences et connaissances humaines »[7]. D’une certaine façon, le problème qui allait dominer l’interrogation sur l’enseignement supérieur était ici déjà posé.
1. Le débat sur les finalités de l’instruction
Faudrait-il ou non étendre l’instruction publique, aussi bien vers le haut ( les universités ) que vers le bas ( les écoles ), avec pour souci primordial de faire progresser les lumières et de diffuser plus largement les connaissances ? Ou bien, dans les décisions à prendre, d’autres considérations devraient-elles intervenir que celles de faire avancer les sciences ? Du moins, dans les premières mentions qui se trouvaient ainsi faites, dans les cahiers du Tiers, de la question des universités, était-ce à leur réforme que l’on se prenait ainsi, de loin en loin, à songer – et non pas du tout à leur suppression. Aussi ne peut-on que se demander à la fois pourquoi la réflexion ainsi amorcée avant même les événements de juillet 1789 mettra plus de trois ans à resurgir ( puisque, comme on va le voir, il faudra attendre pour l’essentiel la fin de 1792 et le début de 1793 pour voir réapparaître l’interrogation ), et surtout pourquoi la réapparition conduira, non pas du tout à une réforme des universités, envisagée dans les mois qui précédèrent la Révolution, mais à leur suppression pure et simple.
Paradoxalement, aussi bien ce retard que ce singulier déplacement de perspective ne sauraient être compris sans que l’on verse au dossier un ensemble de considérations non pas directement politiques, comme on eût pu l’attendre dans le contexte des bouleversements liés au renversement de l’Ancien Régime, mais proprement philosophiques : des considérations moins immédiates donc, mais engageant davantage le fond des choses en matière de réflexion sur les finalités mêmes de l’instruction.
La question s’est en vérité très vite posée de déterminer ce qu’il fallait attendre de la nouvelle éducation que la nation, relayant ici le rôle traditionnel de l’Eglise, prendrait désormais en charge : l’éducation nationale devrait-elle viser avant tout le progrès des lumières et des sciences, ou celui de la vertu et des moeurs ? Dit autrement : fallait-il faire des citoyens dévoués au bien commun, ou créer une élite savante plus large capable d’éclairer par ses connaissances le développement de la société ? D’une certaine façon, l’Assemblée constituante, de l’été 1789 à la fin de septembre 1791, ne trancha pas ce débat : en témoigne notamment le travail de son Comité de constitution, qu’elle avait chargé de collecter tous les projets sur l’instruction publique en vue d’en tirer un rapport qui fut présenté à l’Assemblée par Talleyrand. Dans ce Rapport sur l’instruction publique, Talleyrand envisage aussi bien une école élémentaire chargée d’enseigner à « tous les hommes » « avant tout à se pénétrer des principes de la morale » qu’au-delà de l’enseignement primaire un ensemble d’écoles secondaires et de collèges spécialisés chargés de répandre « toutes les connaissances humaines, les méthodes propres à agrandir et à perfectionner les facultés principales de l’homme » : le rapport ne mentionnait certes pas les universités, mais envisageait de faire couronner l’édifice de l’instruction par un Institut national « qui réunit tout et perfectionne tout »[8]. En sorte que, le rapport de Talleyrand ayant été imprimé, sa distribution aux députés de la prochaine assemblée ayant été décidée, la Constituante pouvait, le 30 septembre 1791, mettre un terme à ses travaux en décrétant que tous les établissements d’enseignement continueraient à fonctionner, sauf les Facultés de droit, désormais chargées d’enseigner aux étudiants la Constitution qui venait d’être votée. C’était bien le moins, et rien d’essentiel n’avait ainsi été remis en question : moraliser les masses, répandre la science dans les élites, les deux logiques n’étaient pas encore entrées en conflit.
Tout change avec l’Assemblée législative : le débat sur l’instruction va se développer directement à partir de convictions philosophiques clairement identifiées.
2. L’entrée en scène de la philosophie : Condorcet
La nouvelle assemblée crée en son sein un Comité d’instruction publique qui élit Condorcet comme son président le 28 octobre 1791, lequel venait de publier ses Mémoires sur l’instruction publique et ne manqua pas de s’efforcer d’en tirer la politique éducative que l’Assemblée législative devait selon lui mettre en œuvre. Les convictions de Condorcet sur le rôle de l’instruction publique dans la société à édifier sont demeurées justement connues, et nous n’en rappellerons ici que ce qui concerne notre propos. Prenant pour principe que seule une instruction égale peut permettre de porter remède aux effets de l’inégalité des intelligences et des milieux sociaux, le Premier Mémoire ( Nature et objet de l’instruction publique ) en tire d’emblée pour conséquence qu’il faut veiller à accroître la masse des lumières, donc à multiplier les citoyens éclairés : de fait, estime-t-il, « ce serait un amour de l’égalité bien funeste que celui qui craindrait d’étendre la classe des hommes éclairés et d’y augmenter les lumières »[9]. En vue de réaliser cet objectif, Condorcet envisageait alors une instruction publique structurée en trois étapes ou, selon une terminologie destinée à une vaste postérité, faisant apparaître trois « degrés » d’enseignement d’une durée de quatre ans chacun : à la base, commençant à neuf ans, une instruction élémentaire dite « commune » ; ensuite, une instruction « professionnelle » ; au sommet, une formation « purement scientifique », pour « ceux que la nature destine à perfectionner l’espèce humaine par de nouvelles découvertes »[10]. Là encore, les universités restaient non mentionnées comme telles, mais du moins pouvaient-elles, au prix d’une réforme plus ou moins poussée, trouver leur place dans ce troisième niveau de l’instruction. D’autant qu’à la question de savoir si « l’éducation publique doit ( … ) se borner à l’instruction » ou se soucier aussi du « progrès des mœurs », Condorcet répondait catégoriquement par la négative en évoquant la façon dont les « anciens » avaient donné « quelques exemples d’une éducation commune où tous les jeunes citoyens, regardés comme les enfants de la république, étaient élevés par elle » : modèle spartiate repris, précisait-il, par « plusieurs philosophes » qui « ont tracé le tableau d’institutions semblables » sans s’apercevoir qu’elles conduiraient aujourd’hui à sacrifier à la fois la liberté et les lumières – la liberté en faisant que, dans un tel dispositif, la « puissance publique » serait conduite à « donner ses opinions pour base de l’instruction », faisant ainsi obstacle à la diffusion des lumières parce que ce serait ici, non la science, mais la vertu qui deviendrait la mesure de ce que l’on enseignerait[11]. Là contre, Condorcet faisait valoir une organisation de l’instruction permettrant d’étendre à tous les citoyens le droit d’accéder librement à tous les degrés de l’édifice scolaire, tout en instaurant d’un degré à l’autre une sélection par le mérite : bref, selon un modèle ( celui-là même de ce qu’on appellera ultérieurement l’« élitisme républicain » ) qui se trouvera à nouveau débattu à la faveur de la politique scolaire de la Troisième République[12], une instruction commune à tous ( premier degré ) ménagerait la possibilité de faire surgir des élites à travers ses degrés les plus élevés, sans que ceux qui ne graviraient pas les plus hauts étages de la pyramide pâtissent d’une telle sélection. D’une part, cette sélection serait en effet ouverte à tous et, d’autre part, ceux qui sortiraient de l’édifice après le premier degré ne resteraient pas démunis en matière d’instruction, puisqu’ils auraient acquis une instruction élémentaire suffisant à leur garantir une capacité d’autonomie personnelle.
Récusant ainsi, dans un esprit libéral, un tout autre modèle préconisé par « plusieurs philosophes », derrière lesquels il n’était pas difficile de voir poindre la figure tutélaire de Rousseau, référence incontournable pour toute la gauche de l’Assemblée, Condorcet mesurait-il quels conflits il allait déchaîner ? Toujours est-il que le Rapport consensuel de Talleyrand fut déclaré obsolète dès le 25 janvier 1792[13], A la place de quoi Condorcet prépara lui-même, au nom du Comité d’instruction publique, un nouveau rapport prenant la forme d’un projet de décret qu’il lut à l’Assemblée les 20 et 21 avril 1792[14]. Il y modifiait sur quelques points non négligeables les dispositions envisagées par ses Mémoires : ainsi faisait-il commencer le premier degré d’instruction à six ans plutôt qu’à neuf, et envisagerait cinq degrés et non plus trois ( école primaire, école secondaire, institut, lycée, société nationale des sciences et des arts ). Il demeurait fidèle néanmoins aux principes de sa conception, en préconisant une instruction capable de faire en sorte que « les progrès croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune » : « Vous devez à la nation française, concluait-il en s’adressant aux députés, une instruction au niveau de l’esprit du dix-huitième siècle, de cette philosophie qui, en éclairant la génération contemporaine, présage, prépare et devance déjà la raison supérieure à laquelle les progrès nécessaires du genre humain appellent les générations futures » – en vertu de quoi il défendait à nouveau l’idée d’une instruction à la fois « égale », c’est-à-dire s’adressant à tous, « complète », se développant « par degrés » de l’enfance à l’âge adulte, et fondée sur les sciences, tant « physiques » que « politiques ».
3. La réaction des rousseauistes
Le Rapport de Condorcet suscita les plus vives réactions chez ceux qui, autour de Robespierre, considéraient qu’« il n’est point de progrès de raison et de lumière pour la masse du peuple » et le but de l’instruction devait donc être moins de remédier « au défaut de lumières du peuple » que de changer ses « mœurs »[15]. De multiples pétitions furent envoyées à l’Assemblée ou à son Comité récusant qu’il y eût besoin d’une instruction publique dépassant le niveau élémentaire, tant ce qu’il fallait au peuple, ce n’était point des sciences, mais des mœurs régénérées. A quoi Brissot, le fondateur, en 1786, de la Société des Amis des Noirs, l’un des premiers à avoir milité pour l’abolition de l’esclavage, répliqua le 23 avril, lors de la séance de la Convention, qu’attaquer Condorcet, « philosophe » qui « s’est fait politique », était particulièrement absurde au moment où il contribuait par son plan d’instruction publique à apprendre « aux puissances étrangères à respecter les peuples libres »[16]. Il revint à Robespierre de répliquer que Condorcet faisait partie, comme d’Alembert, de « tous ces grands philosophes » qui « ont persécuté avec acharnement la vertu, le génie et la liberté de Jean-Jacques Rousseau, le seul ( … ) qui mérite les honneurs de l’apothéose »[17]. Deux modèles identifiés en termes philosophiques en vinrent ainsi à s’opposer jusqu’à la caricature.
L’un, celui de Condorcet, était supposé vouloir transformer le peuple en un peuple de savants. L’autre, celui qui pointait dans les adresses issues des sections les plus radicales des Jacobins, revendiquait bien davantage l’objectif de former des citoyens vertueux – ce en vue de quoi commençait à poindre, dans les demandes faites aux députés, celle de considérer sérieusement s’il fallait laisser en place « une institution gothique qui contraste d’une manière bizarre avec les institutions nouvelles » : difficile de ne pas identifier dans cette institution « éloignant l’individu de la nature » pour le « transporter dans une sphère chimérique », substituant « une continuelle inquiétude à l’amour de ses devoirs », l’institution universitaire elle-même, emblème d’une pratique trop « ambitieuse » de l’instruction conçue comme devant dépasser le degré élémentaire[18]. Placée devant un tel conflit dans la définition des finalités de l’instruction, l’Assemblée législative se sépara, en septembre 1792, sans avoir tranché et sans avoir adopté ni même soumis aux voix le projet de décret rédigé par Condorcet.
Il échut à la Convention, et plus particulièrement au Comité d’instruction publique qu’elle forma en son sein dès les premiers jours d’octobre 1792, de donner à ces tensions, comme nous allons le voir, toute leur ampleur et toute leur portée. On ne saurait toutefois comprendre ni leur logique ni leurs implications pour le devenir des degrés supérieurs de l’instruction sans souligner que ce qui nourrissait ainsi la résistance à une philosophie de l’éducation incarnée par Condorcet n’était rien de moins qu’une autre philosophie de l’éducation héritée de Rousseau : l’interrogation ne devenait si vive sur la relation entre les lumières et les mœurs, avec, à l’horizon, l’émergence d’une distinction de plus en plus tranchée entre éducation ( morale ) et instruction ( savante )[19], que dans la mesure où le Discours sur les sciences et les arts avait, depuis 1750 et son succès retentissant[20], accrédité dans les esprits un type très particulier de réponse à la question qu’avait posée l’Académie de Dijon en demandant « si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs »[21]. La célèbre réponse de Rousseau n’a pas à être rappelée ici de façon détaillée : soutenant que « la culture des sciences est nuisible ( … ) aux qualités morales », que « nous avons des physiciens, des géomètres, des chimistes, des astronomes, des poètes, des musiciens, des peintres », mais que « nous n’avons plus de citoyens » ( Première Partie ), il invite ses lecteurs à se défier de l’existence de « tant d’établissements faits à l’avantage des savants » et « capables de tourner les esprits à leur culture » ( Seconde Partie ). Pour autant, dans les Observations qu’il écrivit sur la Réponse à son discours que lui avait adressée le roi de Pologne Stanislas, Rousseau précise que l’on doit se garder de conclure de son ouvrage « qu’il faille aujourd’hui brûler toutes les Bibliothèques et détruire les Universités et les Académies » : ce serait là, ajoute-t-il, « replonger l’Europe dans la Barbarie, et les mœurs n’y gagneraient rien »[22]. Il n’en demeure pas moins que si le citoyen de Genève se refusait pour lui-même à envisager une telle éventualité, son apologie d’une « ignorance raisonnable qui consiste à borner sa curiosité à l’étendue des facultés qu’on a reçues »[23], sa proclamation que « les Sciences font plus de mal aux mœurs que de bien à la société »[24], son appel à Dieu, à la fin de la Seconde Partie de son discours, pour qu’il « nous délivre des Lumières et des funestes arts de nos Pères » et nous rende « l’ignorance, l’innocence et la pauvreté, les seuls biens qui puissent faire notre bonheur », conduiraient fort aisément ses disciples, dès lors qu’ils s’attacheraient à réaliser politiquement les conditions de ce « bonheur » que Saint-Just désignerait comme « une idée neuve en Europe », à franchir ici un pas que Rousseau avait spectaculairement préparé.
II
LA VICTOIRE DU ROUSSEAUISME ET LA SUPPRESSION DES UNIVERSITES
Les vingt-quatre membres élus du Comité d’instruction publique de la Convention se réunirent le 7 novembre 1792. Bien que Condorcet, élu dans ce Comité, eût choisi de siéger plutôt dans le Comité de constitution, les idées consignées dans le rapport qu’il avait lu devant la précédente assemblée fournirent aux débats leur point de départ. L’instruction publique se trouva à l’ordre du jour de la Convention le 12 décembre : Marie-Joseph Chénier lut un projet de décret sur l’enseignement primaire préparé par le Comité dans un esprit proche des thèses libérales de Condorcet, même si un équilibrage s’y amorçait déjà entre recherche du progrès de la science et recherche du progrès de la vertu. Les Montagnards, malgré cet effort de conciliation entre les deux philosophies politiques de référence dans cette discussion, partirent alors à l’assaut en faisant valoir, par l’intermédiaire de Pierre-Toussaint Durand-Maillane, membre du Comité, que l’Etat n’a à s’occuper que « d’améliorer nos mœurs », grâce aux écoles primaires et secondaires réunies en un « premier et dernier degré d’instruction » : par voie de conséquence, proclama-t-il, l’Etat devait abandonner l’enseignement supérieur « à toute la liberté du génie, des goûts et des moyens »[25]. A quoi Jacob Dupont, député d’Indre-et-Loire, réplique le 16 décembre en identifiant parfaitement la teneur philosophique du désaccord, puisqu’il fait observer que « Durand Maillane a osé répéter ( … ) des sophismes et des paradoxes du philosophe genevois » et n’hésite pas à demander à celui-ci, qui était aussi député des Bouches-du-Rhône : « Qu’est-ce qui arma les braves Marseillais contre les rois et la royauté ? Sont-ce les préjugés et l’ignorance du XIVe siècle, ou la philosophie et les lumières de la fin du XVIIIe ? »[26]. Le conflit était ainsi clairement ouvert, et le Comité pouvait bien continuer de projeter un dispositif structuré selon le modèle des cinq degrés d’instruction prévus par Condorcet ( adopté dès le 27 novembre ) : c’est un schéma directement alternatif à celui du philosophe qui, avec maintes références à Sparte, se dessinait du côté de la Montagne, prenant pour objectif prioritaire, voire exclusif, la régénération des mœurs nationales .
1. L’échec de Condorcet
Il y eut bien diverses tentatives de conciliation, notamment de la part de Gilbert Romme, député du Puy-de-Dôme, à la fois républicain et savant, qui lut le 20 décembre un Rapport proposant une articulation indissoluble entre instruction et éducation, en vertu de laquelle « l’instruction éclaire l’esprit, exerce toutes les facultés intellectuelles, étend le domaine de la pensée », tandis que « l’éducation développe le caractère » et « apprend à soumettre au tribunal de la conscience les actions et les pensées »[27]. Dans le même esprit, mais symétriquement, puisque du côté de la Gironde, Rabaut Saint-Etienne plaida que certes « ce sont les lumières qui ont fait la Révolution et brisé les fers de l’esclave », mais que des deux sœurs que doivent être l’instruction publique et l’éducation nationale, c’est en définitive l’éducation nationale qui « est l’aînée » et constitue « la mère commune de tous les citoyens » : pour autant, expliquait-il, il est tout aussi légitime que « l’instruction publique demande des lycées, des collèges, des académies », tandis que « l’éducation nationale demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux publics, des fêtes nationales »[28]. Par-delà ces essais de conciliation, la tendance à la radicalisation qu’impliquait l’idéal des chefs montagnards ne pouvait que l’emporter dès lors que, durant les premiers mois de 1793, ils prirent le contrôle de la Convention : mis en accusation comme girondin en juin 1793, en fuite, puis arrêté le 8 juillet, Condorcet choisit de s’empoisonner, le 29 mars 1794, pour échapper à l’échafaud. Le retrait forcé de Condorcet, qui avait dominé le Comité d’instruction publique jusqu’au 30 mai, libéra la place qui permit à l’héritage du rousseauisme de donner toute sa mesure. Il rencontra cependant encore sur son chemin, avant que d’y parvenir, une dernière tentative libérale, qu’il balaya rapidement.
Au sein même du Comité d’instruction publique, Condorcet avait sur sa droite d’autres adversaires qui tentèrent, dans les derniers jours de juin, d’aller plus loin que lui dans le sens d’une défense de la liberté d’enseignement. Plus éloignés encore des positions montagnardes que ne venait de l’être Condorcet, un groupe de députés de la Plaine dominés par Lakanal, Daunou et Sieyès, qui resurgiront après Thermidor, présenta le 26 juin à la Convention, par la voix de Lakanal, un projet de décret sur « l’éducation d’un peuple libre » qui abandonnait tout ce que Condorcet avait essayé d’élaborer sur la diversité des degrés d’enseignement. Trois jours avant la présentation de ce projet, la Convention, en voie de basculer du côté des Montagnards, avait adopté une nouvelle Déclaration des droits de l’homme, dont l’article 22 était consacré à l’instruction, proclamée « besoin de tous » : la reconnaissance de ce besoin impliquait, selon le texte de cet article, que la société entreprenne de « favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et ( de ) mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens ». C’est dans ce contexte que, paradoxalement, la sensibilité aussi peu montagnarde que possible qui correspondait au groupe animé par Lakanal voulut exprimer sa manière d’entendre de tels objectifs : la patrie ne fournirait à ses enfants, déclara Lakanal, que « l’instruction nécessaire pour remplir avec intelligence les fonctions de la vie commune », après quoi le « perfectionnement de ces connaissances » serait « abandonné à la concurrence générale des cours libres et non salariés par le trésor national ». Bref, en contradiction directe avec les thèses de Condorcet : le primaire et rien que le primaire se trouverait à la charge de l’Etat, sans au demeurant lui-même être décrété obligatoire[29]. Pour faire bonne mesure Daunou, l’un de ces « philosophes de la Révolution », comme on les désigne volontiers en songeant aussi à Cabanis, Destutt de Tracy ou Sieyès, qui se rassemblèrent dans le courant des « idéologues »[30], justifia cet abandon total de l’enseignement secondaire et supérieur aux libres initiatives des personnes privées par une véritable charge, dont il faut lire quelques lignes particulièrement significatives, contre l’esprit de « corporation » qui serait selon lui inévitablement ressuscité par l’organisation d’établissements allant au-delà des premières années de la vie :
« Lorsque vous aurez organisé toutes les branches de cette instruction et constitué dans tous ses degrés cette longue hiérarchie de professeurs et de savants, combien n’aurez-vous pas élevé de barrières et préparé de résistances contre les vérités salutaires, contre les bienfaisantes inventions dont le talent et le génie lui-même voudraient enrichir un jour les sciences, les lettres et les arts ? Comment le talent, comment le génie, qui ne serait attaché à aucun institut, à aucun lycée, oserait-il lutter avec une corporation imposante à qui auriez donné, pour ainsi dire, le privilège exclusif de la pensée, la régie des progrès de l’esprit humain … ? »[31]
Hiérarchie, corporation, privilège : au nom, cette fois, de la liberté, la philosophie des degrés, qui était identifiée au nom de Condorcet et qui ménageait une place pour de hauts établissements, se trouvait réduite, par un courant particulièrement modéré de la Convention, à l’esprit de l’Ancien Régime ! Convaincue cependant d’entendre quelque chose encore du libéralisme de Condorcet dans un projet qui ruinait la plupart des propositions que ce dernier avait faite, La Montagne balaya cette apologie si inactuelle de la liberté d’enseignement, mais eut l’habileté de s’en servir pour faire monter en puissance les perspectives, inspirées de Rousseau, d’une instruction aussi réduite que possible. En sorte que c’est cette alliance contre-nature de la Montagne et la Plaine qui eut finalement raison de ce que le marquis girondin s’était employé à élaborer.
Dès les derniers jours de juin 1793, Jeanbon Saint-André, député du Lot, bientôt successeur de Danton au Comité de Salut Public, prononça un discours Sur l’éducation nationale scellant le destin des thèses de Condorcet[32]. Convaincu que « c’est une éducation qu’il nous faut », et que ce que Condorcet avait présenté conduisait à « faire des savants, mais non pas des hommes », il demande expressément aux Conventionnels de se rallier au point de vue de Rousseau :
« Législateurs, le plan que le citoyen de Genève avait conçu, et qu’il n’avait osé croire applicable qu’à des individus isolés, c’est à vous de le réaliser pour la nation entière ».
Bref : l’Emile tranformé en plan d’éducation nationale ! Parce que « la République n’est pas obligée de faire des savants », « le philosophe qui a écrit contre les sciences et les arts n’a point écrit de paradoxes » : bref, « ce n’est pas la science qui rend l’homme heureux, mais la vertu », et « si nous voulons devenir vraiment républicains, il nous faudra oublier au moins la moitié de ce que nous savons ». Au lieu de quoi « tous ces degrés qu’on nous annonce », toute « cette diversité d’établissements » qu’on nous prépare ne feront que créer une nouvelle forme de « privilège », fondé sur le « génie », alors que s’il ne doit plus y avoir de privilèges d’aucune sorte, comme la Révolution l’a voulu depuis la nuit du 4 août 1789, « il ne doit y avoir qu’une seule éducation nationale, à laquelle tous participent ou aient le droit de participer ». Jeanbon Saint-André n’allait pas toutefois encore au bout de ce raisonnement : chargée d’apporter à tous une éducation nationale, la République peut à ses yeux laisser l’instruction supérieure, c’est-à-dire l’instruction scientifique, s’organiser comme elle l’entendrait, pourvu qu’« il ne reste aucune trace de l’ancien régime ». Le sort des universités devenait ainsi de plus en plus difficile à cerner, mais du moins rien ne se trouvait-il encore définitivement engagé.
2. Robespierre à la manoeuvre
Le cours des choses allait cependant se précipiter. Le 6 juillet 1793, la Convention décidait de mettre en place, à côté d’un Comité d’instruction publique, une Commission extraordinaire chargée tout spécialement d’élaborer un nouveau plan. Présidée par Robespierre, elle fut définitivement constituée le 11, et comprit notamment Lakanal et l’Abbé Grégoire. Le 8 juillet, Condorcet avait été arrêté. Le jour même où Marat fut assassiné, le 13 juillet, Robespierre lut à la Convention le plan d’éducation qu’avait conçu le montagnard Lepeletier de Saint-Fargeau, avant d’être lui-même assassiné par un ancien garde de Louis XVI la veille de l’exécution du roi. Donnant pour but à l’« éducation publique » de « créer un nouveau peuple », ce plan mettait décisivement l’accent sur le premier degré de la formation, de cinq à douze ans pour les garçons et à onze ans pour les filles, en précisant que l’enseignement supérieur, sans nécessairement disparaître, ne devrait pas se prolonger inutilement, sauf à ne constituer qu’un « beau songe », « jusqu’à la fin de l’adolescence ». Distinguant l’instruction qui, même « offerte à tous », ne peut que devenir « par la nature même des choses la propriété exclusive d’un petit nombre à raison de la différence des professions et des talents », et l’éducation qui, jusqu’ici « entièrement négligée », doit seule « être commune à tous et universellement bienveillante », Lepeletier plaidait pour fixer à douze ans « le terme de l’institution publique », en estimant qu’« alors ce n’est plus dans les écoles qu’il faut renfermer » les jeunes gens, mais que c’est « dans les divers ateliers, sur la surface des campagnes qu’il faut les répandre ». Toutefois Lepeletier mentionnait encore l’organisation de « degrés » concernant la poursuite d’étude au-delà de douze ans : ceux qui le souhaitent pourraient en effet, précisait le martyr du 20 janvier, « commencer l’étude des belles-lettres, des sciences ou des arts agréables », selon un dispositif dont ce qu’il en indiquait le faisait néanmoins apparaître comme fort resserré. De douze à seize ans, des « écoles publiques », réservées à un enfant sur cinquante, seraient consacrées, aux frais de la République, à « l’étude des belles-lettres, des sciences et des beaux-arts ». La moitié des élèves de ces écoles, « ceux dont les talents se sont développés davantage », se trouveraient ensuite accueillis pour cinq ans dans des « instituts » leur assurant, toujours gratuitement, un « second cours d’étude ». Enfin ce serait à nouveau moitié de ces pensionnaires des instituts qui verraient choisir pour, de vingt-et-un à vingt-cinq ans, « être entretenus auprès du lycée » et y suivre un dernier cursus, occupant de fait le créneau des anciennes universités : de ces dernières, pas un mot ne se trouvait dit, et rien ne précisait non plus ni le contenu, ni les finalités, ni les modalités institutionnelles du degré ultime de l’enseignement ainsi confié au « lycée ». Encore faut-il ajouter que, dans l’esprit de Lepeletier, ne pourraient postuler à ces « élections » successives, jusqu’au lycée, « ceux qui, par leurs facultés personnelles ou celles de leurs parents, seraient en état de suivre sans le secours de la République ces trois degrés d’instruction » : la prise en charge publique, ici, s’effaçait donc derrière les soutiens familiaux[33].
C’est en reprenant l’essentiel des dispositions envisagées par Lepeletier, mais en les limitant à ce qui concernait, de cinq à douze ans, l’éducation commune, que Robespierre présenta le 29 juillet son Projet de décret sur l’instruction publique, dans un contexte où se multipliaient à la Convention les discours faisant écho jusqu’à la parodie aux énoncés de Rousseau[34]. Nous n’entrerons pas ici dans l’examen de ce projet, centré sur l’enseignement primaire présenté comme la seule et véritable éducation nationale, chargée de la réforme des mœurs. Rien ne s’y trouvait dit en tout cas qui concernât, si ce n’est par une omission significative, l’enseignement supérieur.
3. Le sort des universités
Le débat sur l’instruction publique ne se déplaça effectivement vers la question de l’enseignement supérieur et, par ce biais, vers celle des universités que sous la pression inattendue du mouvement social particulièrement vigoureux qui secoua le pays à partir de la fin juillet. Trois jours avant que Robespierre ne présentât son projet, les sans-culottes avaient déjà fait fortement pression sur la Convention pour obtenir, le 26 juillet, le vote d’une loi sur l’accaparement des marchandises. La loi ayant eu peu d’effets sur la distribution difficile des biens, les sections parisiennes déclenchèrent les journées des 4 et 5 septembre pour obtenir, le 11, la fixation d’un maximum national des grains et farines, puis, le 29, celle d’un maximum général des prix et des salaires. C’est entre ces deux dernières dates, dans ce contexte de vive effervescence populaire, que les sections et les comités populaires de Paris, soutenus par la Commune et par le Département, vinrent apporter à la Convention une pétition exigeant la suppression des Collèges et des Facultés, ainsi que l’élaboration d’un projet pour l’enseignement supérieur. Singulière démarche dont la teneur précise ne correspondait pas exactement à ce qu’en furent les premières conséquences, et qui mérite d’être cerné à partir du document présenté à l’Assemblée par les pétitionnaires[35].
De façon de prime abord déconcertante, la pétition parisienne fait état d’un possible préjudice collectif : il existe à chaque époque un certain nombre, certes limité, d’intelligences supérieures qui, si des connaissances élevées ne leur sont pas transmises, demeurent en vierge ou n’actualisent leurs capacités qu’en partie ; dans ce cas se produit une « perte », non pas tant pour tel ou tel des individus concernés, qui « peut être très heureux au sein d’une famille et entouré de voisins qui l’admirent », mais « pour la nation, dont, dans d’autres circonstances, il aurait augmenté les lumières ou détruit quelques préjugés nuisibles » en appliquant « la même intelligence et la même activité à un genre de travail moins à la portée du commun des hommes » ; au-delà de l’individu, au-delà de la nation même, c’est ainsi « pour l’espèce humaine, au perfectionnement de laquelle il aurait contribué », qu’il se produit un préjudice. C’est pour épargner à la nation et à l’espèce ce préjudice que la pétition entreprend ainsi de faire savoir à la Convention que l’enseignement supérieur doit lui aussi être remis en chantier, et non pas seulement l’enseignement primaire, tant il est vrai que les établissements concernés, « encore voués à la barbarie du moyen âge », ne sauraient eux non plus se soustraire à la « faux réformatrice » :
« Au lieu de ces établissements, qui n’étaient guère que des écoles primaires du sacerdoce, nous vous demandons des gymnases où les jeunes républicains puiseront toutes les connaissances indispensables dans les diverses professions d’arts et métiers ; des instituts où ils recevront les principes élémentaires des sciences et des langues ; un lycée où le génie trouvera tous les secours pour se développer et diriger son vol. »
Singulier document, où s’entrecroisent assurément des tentations fort diverses. D’un côté, l’appel à soumettre à leur tour les Facultés à la « faux réformatrice » s’inscrivait dans la même logique que celle que nous avions déjà relevée dans les cahiers de doléances : refondre les universités en y intégrant les exigences nouvelles que la Révolution avait fait triompher. D’un autre côté, en suggérant de supprimer les Collèges et les Facultés, les pétitionnaires invitaient bien davantage à inventer des formules tout à fait différentes de celles qui avaient prévalu depuis le XIIIe siècle : à preuve le fait même que la pétition esquisse, au-delà des écoles primaires, la perspective d’un enseignement supérieur comprenant trois degrés, « le premier pour les connaissances indispensables aux artistes et ouvriers de tous les genres, le second pour les connaissances ultérieures nécessaires à ceux qui se destinent aux autres professions, et le troisième pour les objets d’instruction dont l’étude difficile n’est pas à la portée de tous les hommes ». Même ce troisième degré fut entendu par les destinataires de la pétition comme suggérant, on va le voir, l’invention d’un tout autre modèle que celui des universités.
Transformée en projet de loi, la pétition fut en effet adoptée par la Convention le 18 septembre, qui y vit le moyen de compléter par une loi sur l’enseignement supérieur ce qu’elle avait déjà établi pour l’enseignement primaire. La question était-elle réglée pour autant ? D’une part, les universités n’étaient pas mentionnées comme telles, puisque ce qui se trouvait ainsi ajouté à l’enseignement primaire se distribuait en des écoles que nous appellerions aujourd’hui « techniques », des instituts pré-professionnels peu spécialisés et des « lycées » tenant lieu de haut enseignement. D’autre part et qui plus est, au lendemain du vote plus ou moins forcé de cette loi faisant, au moins par omission, disparaître du dispositif d’enseignement supérieur une institution existant depuis près de six siècles, la discussion reprit entre les Montagnards eux-mêmes à la Convention. Certains dénoncèrent dans le plan parisien, à travers sa demande d’institutionnaliser des degrés supérieurs d’instruction, la conviction absurde selon laquelle on ne saurait fabriquer de souliers que dans des académies. D’autres rappelèrent que les Lumières avaient été à l’origine de la Révolution et que celle-ci ne triompherait militairement de ses ennemis coalisés que grâce aux sciences et à leurs applications. En conséquence de quoi, le 19 septembre, le texte adopté la veille fut suspendu, et la question du destin des institutions d’enseignement supérieur laissée, ipso facto, dans un état de grande confusion.
La discussion reprit dans les jours qui suivirent, notamment sous l’impulsion de Gilbert Romme qui tenta de proposer un nouveau projet intégrant les perspectives définies par Condorcet et celles qui avaient été adoptées sous la pression des sections. Les rousseauistes continuèrent cependant à dénoncer « la plus pernicieuse des aristocraties, celle de la science et des arts »[36], et parvinrent à paralyser toutes les initiatives. Tant et si bien que, quand la Commission présidée par Robespierre fut dissoute par la Convention, le 6 octobre 1793, dans le Comité d’instruction publique, aucune position claire ne s’était dégagée des débats[37],
A la faveur de l’irruption de la sans-culotterie sur la scène des affrontements entre rousseauistes et disciples plus ou moins fidèles de Condorcet, l’interrogation sur les hauts degrés d’enseignement n’avait-elle pour autant progressé en rien ? Deux considérations invitent à nuancer ici l’impression de stérilité qui pourrait se dégager de ces événements de septembre 1793.
D’une part, s’il fallait désormais envisager plus directement, sous la pression populaire, la question de savoir comment organiser des degrés supérieurs d’instruction, il devenait de plus en plus clair que ce ne pourrait être dans l’esprit de simplement réformer les universités issues des siècles précédents : l’appel à la suppression des Facultés avait été explicite et fut entendu. La dénonciation d’un type d’enseignement supérieur qui, comme celui des universités, perpétuerait ou ferait surgir « la plus pernicieuse des aristocraties » relayait en fait à la Convention, après la pétition de septembre, d’autres pétitions de l’été 1793 où cette crainte apparaît avoir constitué un thème récurrent dans la mentalité populaire largement façonnée par les jacobins les plus radicaux : ainsi une pétition issue du Lycée des Arts, récemment ouvert à Paris, avait-elle été apportée à la Convention dès le 25 juillet, dénonçant déjà dans l’ancien système d’enseignement supérieur une préoccupation trop marquée pour le développement de savoirs dont la seule utilité était de favoriser, à travers le « perfectionnement des sciences et des beaux-arts », une « aristocratie des connaissances humaines »[38]. Une association récurrente se trouvait ainsi établie entre l’esprit de l’enseignement universitaire et l’horizon d’une aristocratie minant le projet d’une société des « égaux » : le sort de ce qui était apparu au XIIIe siècle n’était ainsi pas loin d’être réglé.
Ce sort des universités se trouvait d’autant plus exposé à une issue désastreuse que, dans ce que souhaitaient les pétitionnaires et leurs inspirateurs, c’est un tout autre enseignement supérieur qui commençait à se profiler. Sous l’influence de Lavoisier notamment, qui reprenait dans des Mémoires adressés à la Convention des idées de Condorcet tout en y intégrant le thème de la rentabilité de l’enseignement[39], s’était développée depuis la fin 1792 l’idée d’écoles supérieures chargées d’organiser au plus haut niveau, selon la formule de Hassenfratz, « l’éducation des arts et des métiers » : c’est dans cet esprit que, contre toute « artistocratie des connaissances humaines », il fallait recentrer le haut enseignement sur ce qui permettrait l’essor des sciences les plus liées aux techniques, de façon à accélérer le progrès industriel. Ainsi se mettait en place, entre rousseauistes convaincus que l’instruction doit avoir pour seul objectif le perfectionnement des mœurs et partisans de Condorcet, soucieux de développer les sciences, une sensibilité pour ainsi dire intermédiaire : elle retenait de Rousseau l’hostilité au culte de la science pour la science, décidément identifié à l’idéal aristocratique, mais intégrait des idées de Condorcet celle selon laquelle les lumières et les sciences sont indispensables à un peuple soucieux d’assurer sa liberté. Simplement cette sensibilité, qui s’exprima dans les pétitions réclamant de la Convention qu’elle ouvrit vraiment le dossier de l’enseignement supérieur, induisait-elle la perspective d’une réorientation des plus hauts degrés d’enseignement vers des savoirs plus directement utiles que « les sciences de pure spéculation » dont, du moins dans l’image qui s’en était forgée, se souciaient les universités[40]. C’est en fait cette orientation qui, venant s’ajouter à la conviction que les anciennes Facultés ne devaient pas survivre au régime aboli, fit en sorte que, dans la situation confuse et mouvante ouverte par l’épisode de septembre 1793, ce qui s’était trouvé supprimé un jour, sous la pression populaire, ne serait pas rétabli ensuite, même une fois suspendue la loi qu’on avait votée à la hâte. Significativement, le chimiste Antoine François de Fourcroy, l’un des défenseurs de la plus grande liberté possible de l’enseignement, présenta à la Convention, le 2 décembre 1793, un Rapport et projet de décret sur l’enseignement libre des sciences et des arts qui exhortait les législateurs à ne pas craindre « la barbarie dont on ( les ) menace » quand ils appellent « les sciences à servir la patrie » : plus que tout, les supplia-t-il, « évitez de former des corporations, de créer des privilèges ( … ), de faire naître un nouveau sacerdoce plus à craindre que l’ancien », alors qu’« il est d’autres moyens, ajoutait-il, d’appeler les citoyens à l’instruction dans tous les genres, de faire éclore tous les germes des talents utiles à la société, de former des hommes éclairés dans toutes les parties nécessaires à la défense, au soutien de nos droits et à la prospérité de la république »[41]. En conséquence de quoi Fourcroy, dans sa conclusion, invitait de façon transparente à éviter de répéter ce qu’avait été l’expérience des universités :
« Ne formez point d’institutions privilégiées, rendez au génie toute la latitude de pouvoir et de liberté qu’il réclame ( … ) ; ne resserrez pas dans un cercle étroit les lumières qui ne demandent qu’à s’étendre et qui ne s’acquièrent ni ne se répandent par privilège, et vous aurez fait une nouvelle conquête sur le fanatisme et la superstition doctorale. »
Ainsi même les libéraux les plus sincères s’adjoignaient-ils aux jacobins les plus radicaux pour, quand il arriva que les uns et les autres se mirent, après septembre 1793, à se préoccuper de hauts degrés d’enseignement scientifique, condamner la forme qu’avaient prise dans ce domaine les universités. Le leitmotiv de ces débats de l’hiver 1793-1794 fut, par refus réitéré de tout ce qui ressemblait à l’ancien plan de Condorcet, d’éviter à tout prix de recréer dans de nouvelles institutions scientifiques « des corporations de docteurs », au motif que la nation, durant ces quatre dernières années où les anciens établissement avaient été « paralysés par la Révolution », a acquis « plus de lumières et de connaissances que pendant les siècles de la plus brillante existence des universités et des académies »[42].
La partie était jouée. Parallèlement à la gestation des premiers décrets concevant la mise en place des futures « écoles normales » destinées à former les maîtres du premier degré ( mai 1794 ), la discussion reprit dès mars 1794 sur « les degrés supérieurs de l’instruction publique ». Chargé du rapport adopté le 15 mars, Bouquier stigmatisa les universités comme des « antres » de déraison et de superstition, à quoi il opposa l’enseignement des sciences utiles aux futurs instituteurs qui n’en propageraient dans la nation que ce qui est nécessaire à tous[43]. La lecture du projet Bouquier fut interrompue par la Convention alors que la discussion abordait le deuxième degré d’enseignement : Boissy d’Anglas eut encore le temps, avant Thermidor, d’opposer à ces conceptions sa propre conviction, plus proche des thèses de Condorcet, selon laquelle, s’il fallait certes supprimer les collèges et les universités, il était indispensable, pour assurer un véritable perfectionnement des Lumières et leur transmission, d’y substituer « des établissements meilleurs et plus conformes à nos mœurs actuelles », dont la fonction excèderait largement celle des écoles normales[44]. Thermidor vint mettre un terme à cette phase des débats marquée par la victoire d’un rousseauisme qui, depuis la fin de l’été 1793, avait progressivement intégré, sans pouvoir la mettre en œuvre, la perspective d’organiser autrement, autour d’autres sciences, la formation supérieure autrefois dévolue aux universités : petit à petit, le rousseauisme le plus radical s’était tempéré par la prise en compte d’une partie des arguments de Condorcet, en une sorte de compromis que les Montagnards ne pouvaient certes assumer, mais dont les Thermidoriens, une fois vaincu le robespierrisme, allaient faire leur principal objectif. Pour autant, la revanche posthume de Condorcet, si c’en est une, n’allait pas, comme cela se laissait déjà entrevoir dans les derniers mois de la dictature jacobine, consister à revenir sur la suppression des universités, mais plutôt à construire un autre type d’enseignement supérieur : la parenthèse qui s’était ouverte en septembre 1793 dans la trajectoire nationale de l’institution universitaire ne se refermerait pas ainsi avant deux siècles, durant lesquels l’alternative inventée par les Thermidoriens allait inscrire profondément sa marque, de façon probablement indélébile, dans la représentation française du haut enseignement.
III
LA REVANCHE POSTHUME DE CONDORCET
ET
LA CRÉATION D’UN NOUVEL ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR
L’ultime rapport d’ampleur présenté par Robespierre devant la Convention, le 7 mai 1794, reprenait les principaux thèmes rousseauistes : « La nature nous dit que l’homme est né pour la liberté, et l’expérience des siècles nous montre l’homme esclave ( … ), Sparte brille comme un éclair dans les ténèbres immenses ( … ), tel laboureur répandait la philosophie dans les campagnes quand l’académicien Condorcet, jadis grand géomètre, dit-on, au jugement des littérateurs, et grand littérateur au dire des géomètres, depuis conspirateur timide, méprisé de tous les partis, travaillait sans cesse à l’obscurcir par le perfide fatras de ses rapsodies mercenaires »[45]. Vingt jours plus tard, le 27 juillet, Robespierre était guillotiné.
1. Lakanal et la politique des Ecoles
Au lendemain du 9 Thermidor, c’est ce même Robespierre qui incarna désormais l’obscurantisme : l’objectif proclamé fut désormais de sauver, contre la politique du tyran exécuté, les lumières, les sciences et les arts que, dans son dessein de « rendre la France barbare pour l’asservir plus sûrement », il avait si vivement « persécutés »[46]. Un nouveau Comité d’instruction publique se mit en place le 3 septembre 1794, présidé par Lakanal, ainsi revenu sur la scène après sa lutte avortée de juin 1793 pour la liberté de l’enseignement, et s’empressa de présenter un nouveau plan pour l’enseignement primaire. Les dispositions relatives aux écoles normales achevèrent d’être adoptées dès le 30 octobre, et le 20 novembre commença la discussion sur l’enseignement supérieur, où Lakanal défendit le principe de l’organisation d’un enseignement supérieur public sous la forme d’« écoles centrales » destinées à « rallumer » les « flambeaux des lumières ». Par rapport aux derniers mois de la dictature jacobine, un net déplacement se laissa sentir dans la conception même de ce que devraient transmettre ces « écoles centrales ». Tandis que « le dernier grand tyran » avait plaidé « qu’il ne fallait apprendre aux français que la constitution et la guerre », Lakanal soutint que « tous les arts, toutes les sciences se tiennent et s’entrelacent « : en conséquence, il fallait enseigner certes la physique, la chimie ou l’histoire naturelle, ainsi que les connaissances nécessaires, comme l’avait montré « le célèbre Smith » dans son Essai sur la richesse des nations, au développement du « commerce », mais aussi les « belles-lettres » si décriées par « l’illustre philosophe de Genève »[47].
Ce retour vers Condorcet, moins de huit mois après la mort du philosophe, ne prit pas pour autant la forme exacte de ce que celui-ci avait envisagé dans son rapport d’avril 1792 à travers sa conception des cinq degrés d’enseignement, sans certes avoir le temps de préciser toujours à quel type d’établissements il songeait. Certes, en hommage à la « société nationale des sciences et des arts » par laquelle celui-ci avait voulu couronner l’édifice de l’instruction publique, la Constitution votée à l’automne 1795 mentionnait, sous son titre IX consacré à l’instruction publique, un « Institut national chargé de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences » ( art. 3 ), qui sera créé le 25 octobre 1795. Lui aussi revenu au premier plan, Daunou, qui avait rédigé ce titre IX de la Constitution, expliqua même dans son rapport du 15 octobre qu’il s’agissait ainsi de mettre un terme à la façon dont la Révolution avait jusqu’ici « consumé » les collèges, puis les universités et les académies, mettant ainsi en péril un enseignement supérieur dont la richesse ne souffrait, avant 1789, que de n’avoir pas diffusé ses lumières vers les degrés inférieurs de l’instruction. Reste que, précisait Daunou, il fallait maintenant réaliser ce que Condorcet avait laissé à l’état d’utopie, ce pourquoi, entre les écoles primaires et l’« abrégé du monde savant » que serait l’Institut[48], il fallait créer à la fois des écoles centrales et des « écoles spéciales » – ces dernières se trouvant « consacrées à l’enseignement exclusif d’une science, d’un art ou d’une profession »[49].
Un mouvement se trouvait ainsi lancé, à travers lequel on s’emploierait à combler le vide créé par la disparition des universités en leur substituant une série d’établissements supérieurs spécialisés. Dès juin 1793, au moment où allaient bientôt disparaître les universités, avait été créé le Muséum d’histoire naturelle, chargé d’appliquer la géologie, la minéralogie aussi bien que la botanique ou l’anatomie aux besoins de l’agriculture ou du commerce. En septembre 1793, la suppression des universités coïncida avec la création de l’Ecole polytechnique, destinée à former les ingénieurs civils ou militaires. Les Thermidoriens s’engouffrèrent pleinement dans cette voie[50] en organisant vraiment les écoles qui venaient d’être créées et en instituant eux-mêmes l’Ecole centrale des Travaux publics, le Conservatoire national des arts et métiers, l’Ecole des langues orientales ou les diverses écoles de médecine.
2. Les universités victimes de l’égalitarisme
Il est tentant de déplorer la façon dont, en France, l’Université ne bénéficia pas, lors du virage du XVIIIe au XIXe siècle, d’une effervescence philosophique comparable à celle qui, de Kant à Hegel, accompagna en Allemagne le débat sur la refondation humboldtienne de l’Université[51]. Compréhensible, tant la richesse des contributions apportées à la politique universitaire par les philosophes de l’idéalisme allemand est impressionnante, cette appréciation est toutefois en partie injuste. Rousseau, Condorcet, les idéologues : les composantes philosophiques de ce que fut le débat français, de la chute de l’Ancien Régime au Directoire, sur le destin des universités peuvent elles aussi se laisser clairement identifier et ont joué un rôle constant et décisif dans la discussion révolutionnaire, elle aussi fort impressionnante, sur la question des universités. Impressionnante par sa richesse et son intensité philosophiques, cette discussion le fut aussi par la radicalité de ses effets : suppression des universités en septembre 1793, création de nouveaux établissements d’enseignement supérieur, notamment de la fin de 1793 à 1795, plus spécialisés et centrés sur l’application des sciences à diverses sphères de l’activité sociale ( commerce, agriculture, ingénierie civile et militaire … ), déplacement dès lors rendu possible du terme même d’« Université » vers la désignation exclusive, à partir de 1806, de l’édifice global d’une instruction publique centralisée[52]- tout ce qui se dégagea ainsi de la séquence révolutionnaire équivalait de toute évidence à mettre entre parenthèses la façon dont une tradition vieille de six siècles avait répondu à la question du haut enseignement. Telle qu’elle se dégage des affrontements que nous avons reconstitués, la teneur de ce qui avait conduit l’Etat républicain naissant à cette si extraordinaire ellipse des universités est cependant si subtile qu’elle mérite, en guise de conclusion à ce chapitre, d’être ressaisie avec précision.
De l’automne 1791, avec la prise en charge du dossier de l’instruction par Condorcet, à l’automne 1795, avec la création de l’Institut national pilotée par Daunou, qui s’apparente au premier abord à une revanche posthume de Condorcet, deux conceptions principales des degrés supérieurs d’enseignement s’étaient affrontées, fondées dans deux philosophies politiques, l’une qu’on dira libérale, l’autre qui s’identifie elle-même comme républicaine et qui s’incarna en l’occurrence dans le jacobinisme. C’est à travers une représentation de ce qui peut faire qu’un peuple soit libre que ces deux philosophies politiques, dans le contexte révolutionnaire, se distinguent le plus nettement l’une de l’autre. Dans les deux camps, la conviction se trouve partagée que créer un peuple libre requiert de perfectionner la formation du peuple. Toutefois, du côté libéral, un peuple, pour être libre, doit avant tout être éclairé : il faut donc au premier chef lutter contre l’ignorance et les préjugés, faire progresser le savoir, à la fois en extension et intrinsèquement – ce à quoi doit pourvoir l’organisation de divers degrés d’instruction, des plus élémentaires aux plus élevés. Du côté républicain en revanche où, plus précisément, jacobin, pour être libre, le peuple doit voir ses mœurs régénérées, et c’est à une authentique éducation morale et civique qu’il revient de « former les mœurs d’un peuple libre »[53] – ce qui ne requiert fondamentalement qu’une éducation commune de type élémentaire ouverte à tous. L’échec de Condorcet, la victoire provisoire de Robespierre et, à travers lui, du rousseauisme exposaient déjà fortement les universités à se voir sacrifier aux exigences d’une politique privilégiant le premier degré d’enseignement, voire réduisant l’ensemble de l’appareil éducatif à ses degrés les plus élémentaires.
Reste que, selon le mot fameux de Sieyès, « la victoire appartient à celui qui tire le dernier coup de canon »[54]. A la faveur des renversements de majorité qui se succédèrent à la Convention, sans doute les choses auraient-elles donc pu tourner de façon moins défavorable à l’institution universitaire – ne serait-ce qu’à la faveur du renversement de Robespierre et de la remise en chantier par les Thermidoriens de la réflexion sur les degrés supérieurs de l’enseignement. Rien de tel ne se produisit pourtant, nous l’avons vu, et l’on ne revint pas sur la suppression des universités décidée confusément en septembre 1793. Force est donc, à l’aide de tout ce que nous ont laissé apercevoir les débats que nous avons analysés, de cerner avec précision les raisons pour lesquelles personne ne semble avoir songé, après septembre 1793 et même après Thermidor, à rouvrir la question des universités, dût-on pour cela envisager sérieusement leur réforme, comme les cahiers de doléance l’avaient plus d’une fois demandé au début du processus révolutionnaire. L’explication la plus souvent donnée consiste à estimer que les universités ne pouvaient être sauvegardées dans un régime qui récusaient les corporations et les privilèges, puisqu’elles se trouvaient identifiées par leur histoire même, voire par leur nom, au système ainsi rejeté : la Sorbonne n’était-elle pas née, de 1200 à 1215, de ce que le « privilège de Philippe Auguste » avait accordé, comme nous l’avons rappelé dans un précédent chapitre, à la « corporation ( universitas) des maîtres et des écoliers de Paris » le droit de s’associer autour d’un projet de production et de transmission de certains savoirs ? Malgré ce qu’elle a de juste, cette explication nous semble cependant devoir être complétée et nuancée[55].
L’étude des débats qui eurent lieu à la Convention nous a permis d’apercevoir en effet que ce n’était pas seulement au type de « privilège » inhérent au système corporatif des corporations et aboli depuis la nuit du 4 août 1789 que s’en étaient pris les adversaires des universités. Plus décisivement, les défenseurs d’un égalitarisme radical ont vu, dans le camp montagnard, poindre dans un modèle universitaire même rénové, même, dirions-nous aujourd’hui, « démocratisé », c’est-à-dire ouvert à tous les citoyens méritant d’y accéder par leurs talents, le risque de faire naître de nouvelles hiérarchies, de nouveaux privilèges : non plus les hiérarchies et les privilèges de l’Ancien Régime, fondés sur l’appartenance à tel ou tel ordre, mais des hiérarchies et des privilèges qui procéderaient cette fois de la façon dont, face aux exigences requises par l’acquisition de hauts degrés de savoir, les individus manifesteraient des aptitudes inégales. Ce qui a condamné les universités à disparaître, c’est donc bien moins le souvenir des anciennes hiérarchies et des anciens privilèges dont, en tant que corporations, elles étaient solidaires, que l’égalitarisme radical s’exprimant dans la thématique récurrente de l’aristocratie des savants et induisant la crainte que des universités chargées de former et d’enseigner la science comme telle ne fissent surgir de nouvelles hiérarchies, de nouvelles corporations et de nouveaux privilèges. Raison pour laquelle, même après la chute de Robespierre, les Thermidoriens ne purent songer à recomposer un dispositif proprement universitaire et remplirent à leur manière le programme envisagé par Condorcet concernant les degrés supérieurs d’enseignement, en substituant aux universités et à toute perspective de recréer une corporation savante, même fondée sur la compétence, des écoles plus directement orientées vers la satisfaction de besoins sociaux partagées par tous.
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Certes le système des écoles ne manquerait pas, l’histoire des deux siècles qui suivirent, l’a montré amplement, d’engendrer de nouvelles élites, avec leurs propres privilèges et leur propre esprit de corporation, mais du moins formellement ou dans l’apparence était-ce ici au service des besoins de la nation en matière commerciale, économique, technologique ou administrative que se trouvaient placés les degrés supérieurs de l’instruction, sans chercher à constituer, grâce aux distinctions créées par le savoir, une « aristocratie des connaissances humaines ». L’Etat républicain faisait ainsi un choix qui pouvait apparaître procéder de cet esprit de compromis si caractéristique des Thermidoriens : on donnait raison à Condorcet, en ménageant une place pour un enseignement allant très largement au-delà des simples exigences de l’éducation morale, mais on ne donnait pas pour autant tort à Rousseau d’avoir dénoncé ce qu’avait d’excessif, dans le système des universités, un culte des sciences et des arts valorisés pour eux-mêmes. En sacrifiant en apparence aux exigences de l’égalité, la France, sans le savoir encore, se procurait les moyens de construire progressivement un des enseignements supérieurs les plus inégalitaires du monde. Sans le savoir davantage, elle inventait par là même un dispositif d’enseignement supérieur qui, jusques et y compris quand la Troisième République aurait redonné naissance à des universités, permettrait à l’Etat de ne pas se préoccuper prioritairement d’universités désormais déchargées de la formation des élites par ce secteur des Ecoles. Aussi est-il permis de considérer, nous semble-t-il, que la façon dont la séquence révolutionnaire a imprimé sa marque durable à la construction de l’Etat démocratique a fortement contribué à ce qu’allaient être les relations de cet Etat aux institutions d’enseignement supérieur et parmi elles, quand elles renaîtraient et occuperaient la place qui leur serait laissée, aux universités : parce que les épisodes successifs de la Révolution avaient abouti à exclure systématiquement la voie d’une libéralisation des universités, ils aboutirent à privilégier celle de la construction d’un autre enseignement supérieur sans traditions ni finalités propres, plus directement soumis aux missions que lui assignerait l’Etat, ne serait-ce qu’à la faveur de la création d’écoles définies par les objectifs qu’il leur assignerait. En marche dès l’Ancien Régime, à travers la façon dont le renforcement du pouvoir s’était accompagné d’une propension à vassaliser un univers académique qui cependant lui résista jusqu’à la chute de la royauté, l’étatisation des universités françaises continua paradoxalement à se développer jusques et y compris à la faveur de leur suppression par la Révolution.
D’une part, cette suppression substitua aux universités un enseignement supérieur entièrement créé par l’Etat – ce qui n’était pas le cas des universités, que l’Etat avait dû bien plutôt reconnaître avant de s’essayer à les contrôler. Créature de l’Etat, le domaine des Ecoles se trouverait nécessairement par rapport à l’Etat dans une relation de dépendance sans commune mesure avec celle que les universités, dans les autres pays de tradition universitaire, entretiennent avec la puissance publique.
D’autre part, lorsque les universités, deux siècles après leur suppression, réapparaîtraient dans notre paysage institutionnel, elles resurgiraient à leur tour, après quelques hésitations sur leur statut dont on verra comment elles furent bientôt dissipées, comme des créations de la puissance publique. Le rêve de l’Etat absolutiste de l’Ancien Régime : transformer l’Université en « fille du Roi », se réaliserait ainsi au bénéfice de l’Etat républicain. Il en résulterait, pour l’institution universitaire, d’autant plus de difficultés à conquérir son autonomie qu’elle se retrouverait partie prenante d’un dispositif global d’enseignement supérieur placé effectivement, pour la part qu’en constitueraient les Ecoles nées lors de sa suppression et ayant bénéficié de sa si longue absence, sous la tutelle des pouvoirs publics. Bref, la Révolution n’avait pas seulement supprimé les universités. Elle avait conduit à disposer les choses, dans la partie qui se joue, au sein de toutes les communautés politiques modernes, entre l’Etat et la société, de façon telle qu’en France la réapparition des universités les exposerait à un double péril.
Vis-à-vis de l’Etat, le péril auquel se verraient exposées les universités consisterait à n’être qu’un simple rouage de l’appareil institutionnel, radicalement extérieur à la sphère sociale considérée dans sa distinction d’avec l’Etat. Dans ces conditions, les universités françaises se trouvaient par définition promises à entretenir, plus que partout ailleurs dans les sociétés démocratiques, une relation d’extrême distance avec cette dimension non négligeable de la société qui correspond à la sphère du marché, dominée par ses exigences de compétitivité, de concurrence, de rentabilité : serait-ce pour le meilleur ou pour le pire ? Du moins faudrait-il bien un jour aborder cette question, qui charrie avec elle toute une série d’interrogations particulièrement complexes.
Vis-à-vis de cette société par rapport à laquelle elles se trouveraient comme « extériorisées », les universités françaises s’affronteraient encore à un autre péril : celui de n’apparaître, dans le service public de l’enseignement supérieur, que comme un secteur privé de la plupart de ses anciennes finalités par la montée en puissance des Ecoles. Les universités poseraient ainsi une autre série de questions, elles aussi héritées de ce qu’avait été leur traitement révolutionnaire : coupées de leur passé par deux siècles d’inexistence sociale, elles poseraient ainsi, redoutablement, la question de savoir ce que pourrait être leur avenir.
[1] A. Renaut, notamment dans Les révolutions de l’Université. Essai sur la modernisation de la culture, op. cit., et dans Que faire des universités ?, op. cit., a largement contribué à dégager et à théoriser à partir de ses fondements philosophiques cette idée allemande de l’Université moderne. Il ne nous est donc pas apparu nécessaire de reprendre sur ce point l’investigation : aussi, selon une démarche pour ainsi dire symétrique, est-ce plutôt à partir de l’incapacité de la France à entreprendre une démarche novatrice comparable à celle de l’Allemagne que nous avons situé notre propre intervention dans cette problématique de la modernisation de l’idée d’Université.
[2] Note à faire : ouvrages à citer
[3] A. Renaut, Les révolutions de l’Université, op. cit., p. 29-30.
[4] M.J. Guillaume, Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative, Paris, Imprimerie Nationale, 1889 ; Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale, Paris, Imprimerie Nationale, 1889. Nous avons utilisé également le recueil constitué par C. Hippeau, L’instruction publique en France pendant la Révolution. Discours et rapports de Mirabeau, Talleyrand-Périgord, Condorcet, Lanthenas, Romme, Le Pelletier de Saint-Fargeau, Calès, Lakanal, Daunou et Fourcroy ( 1881 ), rééd., Paris, Kliencksieck.
[5] Aux Archives nationales, les nombreux cartons rassemblant les mémoires et documents divers sur l’instruction publique figurent dans la série F 17 ( 1001 à 1355 ).
[6] La Société de Jésus, fondée en 1540 par Ignace de Loyola, ouvre en France à partir de1564 des collèges qui correspondent à la faculté des arts et dont la réputation ne tarde pas à éclipser celle des collèges universitaires. En 1565 le Parlement déclare ne pas admettre les Jésuites dans l’université, mais ne leur interdit pas de donner des leçons publiques. Expulsés en 1594 à la suite d’un attentat manqué de Jean Châtel contre Henri IV, les Jésuites sont autorisés en 1618 à enseigner publiquement en France toutes les sciences, à condition de « se soumettre aux lois et aux règlements de l’Université », avant de se trouver à nouveau expulsés de France pendant la seconde moitié du XVIIIè siècle.
[7] Archives parlementaires, Première série ( 1789-1799 ), 4, p. 255.
[8] Rapport sur l’Instruction publique, fait au nom du Comité de Constitution à l’Assemblée nationale, les 10, 11 et 19 septembre 1791 par M. de Talleyrand-Périgord, Paris, 1791, p. 89.
[9] Condorcet, Mémoires sur l’instruction publique, Œuvres complètes, éd. de l’an XIII, tome IX, p. 9.
[10] Op. cit., p. 27.
[11] Op. cit., p. 42, 58. On sait que la référence au modèle de Sparte avait été fortement accentuée chez Rousseau, notamment dans la Seconde Partie du Discours sur les sciences et les arts ; voir aussi sur ce thème les précisions apportées, lors du débat sur le Discours, dans la Derrnière réponsein Rousseau, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, 1964, III, p. 83 sqq.
[12] Condorcet laissait non résolue et à peine posée la question de savoir si les connaissances requises par les premiers degrés de l’instruction et celles que devaient faire acquérir ( voire produire ) les degrés supérieurs étaient de même nature, en sorte que l’on pût se représenter l’édifice de l’instruction comme homogène et son parcours comme continu : les républicains de la fin du XVIIIe siècle ouvriront spécialement ce dossier, en s’interrogeant de ce fait tout particulièrement sur l’enseignement secondaire comme maillon intermédiaire entre les degrés élémentaires et les degrés supérieurs. Certains républicains choisiront d’inscrire sur ce point leur réflexion dans la postérité de Condorcet, en lui reprenant sa thèse implicite d’une continuité à la fois épistémologique et pédagogique des degrés d’enseignement ; d’autres s’interrogeront davantage sur diversité intrinsèque des niveaux d’enseignement, en concevant par exemple que l’enseignement secondaire n’a pas pour finalité d’offrir « une préparation aux études d’enseignement supérieur », mais doit constituer un « véritable enseignement secondaire », complet par lui-même « pour servir de base à toutes les études ou carrières » ( E. Bourgeois, L’enseignement secondaire selon le vœu de la France, Paris, éd. Chevalier-Maresq, 1900, p. 104 ( Déclaration d’Emile Bourgeois devant la Commission d’enquête parlementaire de 1899 ). Ce débat passionnant par lui-même, et qui entretient une relation transparente avec ce que sera alors la représentation des universités, a donné lieu à une remarquable étude, à laquelle nous nous bornons à renvoyer ici : C. Falcucci, L’humanisme dans l’enseignement secondaire au XIXe siècle, Thèse pour le Doctorat ès Lettres, Toulouse, éd. Privat, 1939.
[13]M.J. Guillaume, Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative, Paris, 1889, p. 99.
[14] Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique présenté à l’Assemblée nationale au nom du Comité d’instruction publique, in Procès-verbaux du Comité d’instruction publique, op. cit., p. 188-247.
[15] Ces formules sont de Marat dans l’Ami du peuple du 7 juillet 1792 ( cité par J. Godechot, La Pensée révolutionnaire, 1780-1799, Paris, Colin, 1964, p. 222 sqq. ).
[16] Ce discours de Brissot est reproduit par M. et F. Hincker, dans leur introduction à l’Esquisse d’un tableau des progrès historiques de l’esprit humain, Paris, Editions sociales, 1966, p. 58 sqq.
[17] Ibid.
[18] Ce texte, issu d’une adresse des citoyens d’Eussy-les-Lions reçue le 30 mars 1792, est cité par M. Grénon, L’idée de progrès et le débat sur l’orientation de l’instruction publique pendant la Révolution française u>, Thèse présentée à l’Université de Montréal, 1968, p. 50-51.
[19] Les historiens en situent l’une des toutes premières thématisations dans le discours de Masuyer, député pourtant girondin de Saône-et-Loire, prononcé à la Convention le 12 décembre 1792 ( M.J. Guillaume, Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale, Paris, Imprimerie Nationale, 1891-1908, I, p. 122 : « C’est peut-être déjà une faute assez grave que de parler à cette tribune d’instruction publique, au lieu d’éducation nationale, car nous devons nous occuper ici moins de l’enseignement que de l’éducation ».
[20] Dans l’introduction rédigée par F. Bouchardy au Premier discours dans l’édition des Œuvres complètes publiée dans la Bibliothèque de la Pléiade sous la direction de B. Gagnebin et M. Raymond ( Paris, Gallimard, 1964, III, p. XXXV ), on rappelle comment Diderot estima « qu’il n’y a pas d’exemple d’un succès pareil », comment Grimm jugea, quatre ans plus tard, que l’ouvrage avait fait « une espèce de révolution à Paris », et que même le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, ouvrant le plus imposant monument élevé alors aux sciences et aux arts, ne manqua pas d’évoquer l’écrit de Rousseau comme impossible à contourner.
[21] Comme on sait, dans le titre de son Discours, Rousseau complète significativement la question posée, puisqu’il écrit qu’il s’agit de savoir « si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer ou à corrompre les mœurs ».
[22] Œuvres complètes, op. cit., p. 55-56.
[23] Op.cit., p. 54.
[24] Op. cit., p. 37.
[25] M.-J. Guillaume, Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention, Paris, Imprimerie Nationale, 1891-1908, I, p. 122.
[26] Ibid., p. 133-149.
[27] Op. cit., I, 201-220. Mathématicien, il fit partie, malgré cette position conciliatrice, de la Montagne la plus radicale, échappa au 9 Thermidor, mais se suicida après l’insurrection de Prairial an III.
[28] Op. cit., I, p. 231-235.
[29] Op. cit., I, p. 507-516.
[30] Sur les « idéologues » et la façon dont s’articulent dans ce courant une forme de libéralisme politique et un empirisme philosophique , le travail de pionnier accompli par François Picavet ( Les idéologues : essai sur l’histoire des idées et des théories scientifiques, philosophiques et religieuses en France depuis 1789, Paris, 1891, rééd. Burt Franklin, New York, 1971 ) reste irremplaçable. Il faut se reporter aussi plus spécialement, du point de vue qui est ici le nôtre, à : Charles Hunter van Duzer, Contribution of the Ideologues to French Revolutionary Thought, Baltimore, 1935. Il ressort de ces études que, philosophiquement, la référence majeure qui sert de point d’ancrage principal aux idéologues est l’œuvre de Condillac.
[31] Op. cit., I, p. 581-607. Cette intervention de Pierre-Claude-François Daunou, qu’on verra réapparaître quatre ans plus tard, après la chute de Robespierre, est intitulée Essai sur l’instruction publique. Paradoxalement Daunou avait été élu à la Convention en 1792, comme député du Pas-de-Calais, grâce au soutien de Robespierre.
[32] Op . cit., I, p. 277-282.
[33] Op. cit., II, p. 34-61. Ce discours reprenant le texte de Michel Lepeletier ( ou Lepelletier ) figure aussi en annexe des Textes choisis de Robespierre publiés et annotés par J. Poperen, Paris, Editions sociales, t. II, p. 157-198.
[34] Par exemple et pour se faire une idée de cet étonnant climat intellectuel, on lira le discours prononcé par A.-C. Thibaudeau, le 1er août 1793 ( op. cit., II, p. 199-204 ) : « J’ai toujours pensé que les enfants étaient être une propriété de l’Etat ( … ), qu’il fallait que l’enfant, en ouvrant les yeux, ne vît que la patrie, et que jusqu’à la mort il ne vît plus qu’elle » ( en écho au fameux début du chapitre IV des Considérations sur le Gouvernement de Pologne, présent à l’esprit de tant d’orateurs des assemblées révolutionnaires : « Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère l’amour de la patrie, c’est-à-dire des lois et de la liberté. Cet amour fait toute son existence ; il ne voit que la patrie, il ne vit que pour elle … » ). Il est vrai qu’en matière de parodie de Rousseau, Robespierre lui-même donnait l’exemple, en écho à la phrase d’ouverture du premier chapitre du Contrat social : « L’homme est né pour le bonheur et pour la liberté, et partout il est esclave et malheureux » ( discours du 10 mai 1793 ).
[35] Nous avons retrouvé le texte intégral, rarement cité, de cette pétition qui fut à l’origine de la suppression des universités, in M.-J. Guillaume, op. cit., p. 409-417.
[36] Op. cit., II, p. 541-564 ( discours de Michel-Edme Petit, député de l’Aisne ).
[37] Parallèlement à ces débats confus sur le sort des universités, on sait que, dans le même temps et sous la pression de l’ex-abbé Grégoire, les Académies, autre pièce du dispositif de l’Ancien Régime concernant le savoir de haut niveau, s’étaient trouvées supprimées le 8 août 1793, y compris celles que réunissaient depuis Richelieu le futur Institut de France.
[38] La pétition du Lycée des Arts figure aux Archives nationales, F 17. 1005A. 1. 713. Elle est mentionnée et analysée notamment dans W. A. Smeaton, « The Early Years of the Lycée and the Lycée des Arts », Annals of Science ( 1995 ), p. 257-267, 309-319. Plus généralement, les travaux sur Lavoisier fournissent sur ce point les renseignements nécessaires : Lavoisier avait été choisi, comme d’autres scientifiques éminents, pour faire partie de ce Lycée et écrivit une série d’articles dans le Journal du Lycée des Arts ( voir L. Scheler, Lavoisier et la Révolution française, I. Le Lycée des Arts, Paris, Hermann, 1960
[39] Nous renvoyons sur ce point à E. Grimaux, Lavoisier, Paris, 1888, repr. Editions Jacques Gabay, Paris, 1992, p. 247 sqq., qui résume les mémoires de Lavoisier, issus souvent du Bureau de consultation des arts et métiers dont il faisait partie comme membre de l’Académie des Sciences. Grimaux aussi bien que Scheler établissent que les options de Lavoisier ont été relayées dans les sections par un de ses anciens assistants, le jacobin j.-H. Hassenfranz, auteur de Réflexions sommaires sur l’éducation publique ( M.-J. Guillaume, op. cit., I, p. 578 sqq. ).
[40] Un bon exemple de cette sensibilité intermédiaire est représenté par le Montagnard Gabriel Bouquier. En dénonçant la primauté exercée jusqu’ici par les « sciences de pure spéculation », qui « deviennent à la longue un poison qui mine, énerve et détruit les républiques », ce membre du Comité d’instruction publique ne manquait pas, dans son Rapport et projet de décret sur le dernier degré d’instruction ( lu le 1er décembre 1793 ), de dénoncer aussi « une caste de savants spéculatifs » dont « les nations libres n’ont pas besoin » : à quoi, selon une position très représentative de ce rousseauisme tempéré qui, tout en privilégiant le premier degré d’instruction, refusait de suivre jusqu’au bout la critique des sciences pour défendre, à la place des universités, l’enseignement des « sciences utiles » par « des professeurs de médecine, de chimie, de botanique, de génie, d’astronomie, d’hydrographie ».
[41] M.-J. Guillaume, op. cit., III, p. 97-105.
[42] Ce discours de A.-C. Thibaudeau ( op. cit., p. 105-110 ) fut prononcé lui aussi le 2 décembre, comme celui de Fourcroy.
[43] Bouquier mentionne « l’art de tenir dans un état respectable de défense les places frontières de la République, d’en repousser l’ennemi ( … ) ; la science d’entretenir nos routes, nos canaux, nos rivières, nos ponts ( … ) ; l’art de perfectionner la navigation ( … ) ; l’art, enfin, d’exploiter les mines, d’extraire les métaux du sein de la terre, et de les employer aux besoins du peuple et à la défense de sa souveraineté » ( op. cit., III, p. 571 sqq. ).
[44] François Antoine Boissy d’Anglas était député de l’Ardèche. Son discours, qui se terminait par la demande de « trois mois », ou du double, donnés au Comité pour résoudre la question de ce degré supérieur d’enseignement ( op.cit., IV, p. 182-187 ). Il préfigurait la politique des Thermidoriens, dont il fut l’un des représentants les plus éminents.
[45] On peut lire ce rapport dans M. Bouloiseau, Robespierre : Discours et rapports à la Convention, Paris, Plon, 10/18, 1965, p. 209 sqq.
[46] Discours de R. Lindet à la Convention, in M.-J. Guillaume, op. cit., V, p. 75 sqq.
[47] Ce rapport du 6 décembre 1794 figure in M.-J. Guillaume, op. cit., V, p. 299 sqq. L’essentiel de ce qu’avait prescrit Lakanal pour l’enseignement des écoles centrales fut adopté sous la forme d’un décret du 25 février 1795.
[48] Le processus de reconstruction des anciennes Académies issues de la politique de Richelieu, que lançait Daunou en réactivant l’idée d’Institut national, s’accomplira progressivement, pour les cinq académies, de 1816 à 1832 – la cinquième Académie, celle des sciences morales et politiques, se trouvant rétablie la dernière.
[49]Le rapport de Daunou figure in J.-M. Guillaume, op. cit., VI, p. 786-800
[50] Au demeurant la voie avait-elle été esquissée par l’Ancien Régime lui-même, qui, face à la crise de désaffection subie par les universités au XVIIIe siècle, avait déjà créé des écoles spéciales chargées de former les ingénieurs des ponts et chaussées et les ingénieurs des mines : sur cette crise, voir A. Renaut, Les Révolutions de l’Université, op. cit., p. 118 sqq. A. Renaut établit que cette crise fut commune à la France et à l’Allemagne, que des deux côtés du Rhin la tentation des écoles spéciales s’exprima dès cette période, mais que l’Allemagne la récusa à la faveur du débat sur la fondation de l’Université de Berlin : l’analyse que nous venons de développer dans ce chapitre explique selon quelle logique et au terme de quels affrontements de conceptions de l’enseignement supérieur la France finit au contraire par céder à cette même tentation.
[51] Sur cet arrière-plan philosophique du débat allemand, le dossier le plus complet en français demeure : Philosophies de l’Université. L’idéalisme allemand et la question de l’Université ( Schelling, Fichte, Schleiermacher, Humboldt, Hegel ), éd. et prés. par L. Ferry, J.-P. Pesron et A. Renaut, Paris, Payot, 1979. Voir aussi Die Idee der deutschen Universität, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1959 ( qui fournit en outre le texte d’un disciple de Schelling, H. Steffens ( Leçons sur l’idée des Universités, 1809 ).
[52] On sait que c’est la loi du 10 mai 1806, conçue par Fourcroy, qui, en créant l’Université napoléonienne, entérine ce déplacement : « Il sera formé, sous le nom d’Université impériale, un corps chargé exclusivement de l’enseignement et de l’éducation physique dans tout l’Empire ». Le même Fourcroy avait, rappelons-le, mis en garde les députés, le 2 décembre 1793, contre toute tentation de recréer ces corporations savantes que ne pourraient manquer d’être les universités.
[53] La formule est présente dès le printemps 1791 dans un discours de l’abbé, bientôt citoyen, Sérane – savoir que c’est à l’éducation qu’« il appartient de former les mœurs d’un peuple libre ».
[54] M.-J. Guillaume, Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention, op. cit., I, p. 525.
[55] Nous nous écartons légèrement ici de la façon dont A. Renaut présente cette suppression, op. cit., notamment p. 161.