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Le modèle humboldtien

Alain RENAUT

LE MODELE HUMBOLDTIEN

S’il est un spectre qui hante la conscience académique, c’est bien celui de l’Université allemande. Dès 1775, Diderot, dans son Essai sur les études en Russie, soulignait qu'”en Allemagne et surtout dans les pays protestants”, les universités bénéficient “de grands honneurs, de grands privilèges et de grandes immunités”. De fait, les historiens l’ont souvent relevé : la Réforme, à la faveur de la transformation de la cléricature qui l’accompagna, eut pour conséquence dans le monde universitaire que les établissements d’enseignement supérieur, animés plus souvent par des civils, réintrègrent au moins partiellement la vie sociale et culturelle. Appréciation qu’il faudra certes nuancer, sans mettre en doute pour autant que la création de l’Université protestante de Halle, en 1694, par Frédéric Ier, puis celle de Göttingen en 1734, aient oeuvré à cet égard, au moins symboliquement, à un renouveau tel que l’univers académique n’en avait plus connu depuis le Moyen Âge. Dans le registre des symboles, c’est toutefois la naissance en 1810, sous l’impulsion de Wilhelm von Humboldt, de l’Université de Berlin qui constitua incontestablement l’événement le plus marquant : légitimement ou non, l’institution ainsi créée contribua, davantage que toute autre, à la formation d’une image de l’Université allemande qui s’identifia durablement à celle de l’établissement berlinois et domina les rêves des universitaires du monde entier.

Tout au long du XIXe siècle, de nombreux experts américains ont ainsi traversé l’Atlantique pour venir se familiariser, en Allemagne, avec une conception et une pratique de l’Université qui devaient fortement marquer dans leur propre pays, à partir de 1860, le mouvement de création et d’expansion de l’enseignement supérieur. Ce fut le cas notamment du fameux chimiste Ch. W. Eliot, le futur Président de Harvard University qui, à partir de 1869, devait contribuer, par ses réorganisations, à donner au célèbre établissement du Massachussets le renom qu’il a conservé : lors de son long séjour européen de 1863, c’est de Marbourg et de Tübingen qu’il rapporta la conviction d’avoir vu à l’oeuvre un modèle à transposer le plus rapidement possible dans le contexte américain. En 1876, c’est même expressément en référence à l’exemple allemand que fut fondée à Baltimore, dans le Maryland, Johns Hopkinks University, laquelle, bientôt suivi par la plupart des grandes universités américaines, centrait pour la première fois son dispositif d’enseignement sur la recherche et la création scientifiques ( les graduate studies ).

Cette fascination américaine pour l’Université allemande était à vrai dire passée par la médiation de l’Angleterre. Durant la période victorienne, les principaux protagonistes de ce que fut le débat anglais sur l’Université ( J. H. Newman, M. Arnold, Th. H. Huxley, J. Stuart Mill, etc. ) avaient déjà exprimé, avec plus ou moins d’insistance et malgré des options parfois différentes, leur admiration pour ce que l’Allemagne proposait depuis le début du XIXe siècle. J’y reviendrai dans le dernier chapitre de ce livre. Il apparaîtra alors qu’aux Etats-Unis l’importation de ce à quoi il était ainsi fait référence se heurta pourtant à de multiples limites et fut l’occasion de profonds déplacements . Au point que l’influence du supposé modèle y fut, somme toute, notablement plus limitée que cet enthousiasme initial aurait pu le laisser croire. Pour autant, un véritable engouement s’était fait jour en faveur d’une certaine idée de l’Université, dont il faut bien dégager ce par quoi elle avait su frapper si fortement les consciences. D’autant que la France elle-même, malgré l’ancienneté et la spécificité de sa propre tradition, était loin d’être demeurée étrangère à ce mouvement.

Naissance du rêve allemand

Du côté français, tout avait commencé en 1833, avec un rapport sur les universités allemandes, publié, au retour d’un séjour de six semaines, par le philosophe Victor Cousin, professeur à la Sorbonne et à l’École normale, futur ministre de l’Instruction publique. Sans doute ce document contenait-il un un bon nombre d’inexactitudes. D’ores et déjà, il n’en soulignait pas moins, pour les admirer, bien des aspects caractéristiques des universités allemandes. Entre autres : l’usage du privatdocentisme, l’institution des séminaires, ou encore la concurrence que le système des traitements inégaux et des cours salariés provoquait aussi bien entre les diverses universités qu’entre les professeurs d’une même Faculté. Surtout, familier des philosophies de l’idéalisme allemand et notamment, à travers Hegel, de la représentation germanique du savoir comme totalité organique, Cousin était sans doute le premier à attirer l’attention sur une particularité du système allemand qui ne pouvait qu’être particulièrement frappante pour un regard français de l’époque.

Après la suppression des universités par la Révolution, la France n’avait en effet rétabli, en matière d’enseignement supérieur, que des Facultés isolées les unes des autres, dont chacune se trouvait close sur une branche spécifique du savoir. Ce qu’enregistre bien Cousin en faisant ressortir à cet égard un violent contraste avec l’Allemagne :

“Il est inouï de voir, en France, les diverses Facultés dont se compose une Université allemande séparées les unes des autres, et comme perdues dans l’isolement. En vérité, si l’on se proposait de donner à l’esprit une culture exclusive et fausse, si l’on voulait faire des lettrés frivoles, des savants sans lumières générales, des procureurs ou des avocats au lieu de jurisconsultes, je ne pourrais indiquer un meilleur moyen, pour arriver à ce résultat, que la dissémination des Facultés. Hélas ! nous avons une vingtaine de misérables Facultés éparpillées sur la surface de la France, sans aucun vrai foyer de lumière. Hâtons-nous de substituer à ces pauvres Facultés de province, partout languissantes et mourantes, de grands centres scientifiques rares et bien placés, quelques Universités, comme en Allemagne, avec des Facultés complètes, se prêtant l’une à l’autre un mutuel appui, de mutuelles lumières, un mutuel mouvement”[1].

Observations dont on ne saurait surestimer l’importance pour la signification qu’allait prendre ensuite, dans le débat français, la référence allemande. L’originalité du rapport de Cousin consiste à relier deux faits : l’inexistence institutionnelle d’universités dans la France issue de la Restauration, la propension de l’enseignement supérieur français, sous la forme qui est alors la sienne, à former davantage des “professionnels” que des savants ( “des procureurs ou des avocats au lieu de jurisconsultes” ). Une suggestion audacieuse s’en déduit : recréer des universités, ce serait, à l’instar de l’Allemagne, non pas remettre en place une organisation d’inspiration médiévale, mais donner ses droits à une conception renouvelée de l’institution universitaire. Bref, il ne s’agirait nullement de répéter le modèle de la “corporation des maîtres et des étudiants”. Condamné par la Révolution, il avait été mis hors-circuit, plus largement, par toute la dynamique de la modernité politique. L’enjeu d’une nouvelle politique en matière d’enseignement supérieur serait autrement ambitieux : créer, à la faveur d’une modernisation de la notion même d’université ( comprise désormais comme “unité des sciences” ), une organisation nouvelle du savoir, requise tant par la logique de son développement que par les exigences de sa transmission. Ce en vue de quoi l’idée allemande de l’Université se trouvait proposée comme fil conducteur : pour la première fois sans doute, elle apparaissait comme le pivot d’une tentative visant à faire resurgir dans notre enseignement supérieur, au-delà des Facultés, la dimension proprement universitaire. À son insu, le rapport de Cousin préfigurait ainsi ce qui, un demi-siècle plus tard, allait donner toute sa portée à la référence germanique.

L’admiration de l’Université allemande se développa en effet dans les décennies suivantes. Notamment après 1870, quand l’échec militaire devant la Prusse sera avec fréquence imputé, entre autres facteurs explicatifs, à une défaillance culturelle et spirituelle dans laquelle l’inexistence d’authentiques universités formant au savoir aurait joué un rôle important. Non sans une certaine ironie de l’histoire, les Républicains français ont alors répété, parfois jusqu’à la caricature, ce qu’avait été dans la Prusse de 1807, occupée par les troupes de Napoléon, le geste d’un Fichte à travers ses Discours à la nation allemande : rechercher dans la refonte du système éducatif, notamment dans la construction d’une Université digne de ce nom, le sursaut capable de régénérer une culture nationale et de dynamiser un peuple défait.

Certes, dès les dernières années du Second Empire, plusieurs missions de personnalités officielles françaises avaient franchi le Rhin pour étudier le fonctionnement des universités. En 1867 déjà, dans ses Questions contemporaines, Renan estime même que c’est, non pas l’instituteur primaire, mais la science germanique, telle que pratiquée et enseignée dans les universités, qui “a vaincu à Sadowa”. Toutefois, c’est surtout après 1870 ( après Sedan ) que ce discours trouva son écho le plus puissant, appliqué cette fois à la défaite française.

En 1874, Edmond Dreyfus-Brisach publie dans Le XIXe siècle, sous le nom de Paul Edmond, une lettre où il souligne que “sous tous les rapports, l’enseignement supérieur, en Allemagne, est plus favorisé que le nôtre” : grâce à des “immenses ressources”, et à l'”intensité vraiment inouïe” de la vie intellectuelle qui s’y déploie, les universités ont été les “foyers de l’unité allemande” et ont formé les figures de proue de “ce grand mouvement national dont nous avons ressenti les terribles effets”. En 1878, la Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur, qui venait d’être fondée, fait figurer, dans le premier volume de la Revue internationale de l’enseignement, une série de rapports sur les universités européennes. De longues monographies sont notamment consacrées à des établissements allemands, rédigées par Célestin Bouglé ( sur Göttingen ) ou par Dreyfus-Brisach, que la Société avait délégué à Bonn pour une enquête de plusieurs mois. Reprise en un volume séparé l’année suivante[2], l’étude de Dreyfus-Brisach sur l’Université de Bonn constitua en fait le vrai point de départ d’une succession de contributions par lesquelles Fustel de Coulanges ( 1879 ), Lachelier ( 1881 ), Seignobos ( 1881 ), ou d’autres moins connus, s’efforceront d’expliquer à leurs collègues français la teneur spécifique du modèle allemand[3]. Au demeurant, le même Dreyfus-Brisach compléta-t-il sa propre analyse dans un ouvrage d’objet moins ponctuel paru en 1882, dont toute la troisième partie est consacrée aux universités allemandes[4].

Ce qui ressort des écrits de Dreyfus-Brisach ne se réduit pas à un enthousiasme quelque peu vague pour “l’activité prodigieuse qui règne dans ces grands ateliers d’instruction” que sont à ses yeux les universités allemandes. De manière plus précise, l’accent se trouve placé sur ce qui ne va plus cesser, dans le débat sur le haut enseignement, d’être au coeur de la référence à l’Allemagne, à savoir cette fameuse “autonomie” dont, en terre germanique plus qu’ailleurs, l’institution universitaire apparaît bénéficier.

“Avoir des Universités comme l’Allemagne en a”

Certes, explique Dreyfus-Brisach, les universités allemandes sont “des établissements de l’Etat” : “elles ne peuvent être instituées qu’avec le consentement du gouvernement”, et en ce sens “la liberté de l’enseignement, telle que nous la comprenons en France, n’existe donc pas en Allemagne”, puisqu'”il n’y a pas d’universités libres”. Ainsi l’observateur note-t-il que “le gouvernement et le ministre de l’instruction publique sont représentés auprès de l’université par un chargé de pouvoir qui, à Bonn, porte le nom de curateur” et joue le rôle d'”intermédiaire nécessaire entre l’université et le ministre”. Cependant, “chaque Faculté élit un doyen annuel” qui “dirige les affaires de la Faculté”, et le recteur de l’université, “premier personnage académique”, est lui aussi “élu tous les ans par l’assemblée des professeurs ordinaires” ( titulaires ). En conséquence, souligne avec envie Dreyfus-Brisach, la définition du programme des cours ( sous réserve d’approbation ministérielle ), l’organisation de l’enseignement, la délivrance des diplômes ( notamment le droit de conférer le grade de docteur et de donner à certains des docteurs, par l’attribution du titre de privat-docent, la faculté d’enseigner des matières déterminées ), la fixation des honoraires versés par les étudiants pour les enseignants, tout cela est laissé à l’initiative de l’université. Jusques et y compris ( et la disposition attire visiblemement le visiteur ) le recrutement des enseignants, d’abord comme privat-docenten ( ce qui permet “aux Facultés de recruter leurs membres dans leur propre sein” ), ensuite comme professeurs : même si, en droit, les professeurs titulaires “sont nommés par le ministre sur une liste de trois membres présentés par la Faculté”, c’est en général “le professeur de la Faculté qui fait véritablement la désignation”.

Cette autonomie institutionnelle, Dreyfus-Brisach la met immédiatement en relation avec l’aptitude de l’Université allemande, précisément en tant qu’elle est une “puissance qui a su résister jusqu’à ce jour aux empiètements jaloux de l’Etat”, à ne pas offrir à la jeunesse de simples “écoles préparatoires aux diverses carrières publiques”, mais aussi “des foyers d’enseignement scientifique pour les travailleurs désintéressés”. L’observation se fait ici interprétation : parce que l’autonomie de l’institution permet une “liberté dans le travail” ( la fameuse “liberté académique” ) de nature à le détacher de tous les objectifs qui pourraient être assignés de l’extérieur à la haute éducation et qui seraient étrangers à la dynamique interne du savoir, une telle Université s’affirme avant tout comme universitas scientiarum.

Cousin en 1833, Dreyfus-Brisach quarante ans plus tard, en même temps que bien d’autres, ont donc éprouvé, par confrontation avec leur propre expérience de l’enseignement supérieur, l’altérité profonde de l’Université allemande[5]. Ils l’ont située au premier chef, chacun à sa manière, dans une certaine relation à l’exigence d’autonomie. Tantôt, l’Université allemande est perçue comme incarnant l’idéal d’une autonomie du savoir à l’égard de ses instrumentalisations possibles; c’est alors le thème de la recherche désintéressée, contre la perspective de la “professionnalisation”, qui vient au premier plan. Tantôt, l’autonomie repérée ( et convoitée ) s’identifie comme celle de l’institution universitaire elle-même vis-à-vis de l’Etat; dans cette optique, c’est le thème de la décentralisation administrative qui est privilégié, contre le modèle français. Au reste, à travers les défenses et illustrations successives de l’Université allemande, ces deux versants de l’idéal d’autonomie seront-ils appréhendés, à tort ou à raison, comme étroitement liés l’un à l’autre : une dépendance plus forte à l’endroit de l’Etat ne cessera de susciter visiblement la crainte que cet Etat ne réduise la mission de l’Université à la formation des “fonctionnaires” dont il a besoin.

Je n’insisterai pas davantage sur ces flatteuses descriptions. Ce serait par soi-même tout un travail que de déterminer ce qui en elles, à côté de ce qu’elles peuvent avoir d’objectif, participe de l’illusion du quasi “ethnologue” qu’est toujours l’universitaire en mission, voire de la projection par l’observateur de ses propres fantasmes à l’égard d’une Université rêvée. Quoi qu’il en soit, c’est au nom d’une telle perception de l’Université allemande qu’un Louis Liard, qui a tenu une si grande place dans la politique universitaire de la Troisième République, pouvait en 1890 estimer qu'”il sera bon d’avoir des Universités comme l’Allemagne en a”. Même si, précise-t-il, l’inspiration allemande ne saurait aller jusqu’à “transformer les analogies en identités”[6].

In cauda venenum. Pourquoi, en bout de piste, cette réserve inattendue à l’égard de ce que cependant l’on a tant aimé et célébré ? Chez Liard, qui passe en revue la plupart des objections possibles à la perspective d’une transposition française du modèle allemand, la réserve s’explicite à travers la reconnaissance qu’il existe entre les deux pays des “différences nombreuses et profondes”. L’une des plus sérieuses lui apparaît tenir à l’existence, en France, de ce que nous appelons les Grandes Écoles, et qu’il nomme les “écoles spéciales”, en notant qu’elles constituent pour les Facultés une “terrible concurrence”, de nature à affaiblir dès le départ le poids d’une Université même réorganisée “à l’allemande”. Parallèlement, Liard insiste, avec justesse, sur la façon dont, peu à peu, toute notre vie culturelle et intellectuelle s’est organisée autour de Paris : concentration vertigineuse qui, de fait, modifie considérablement la donne par rapport à l’Allemagne, quand il s’agit d’envisager, à travers la création d’une pluralité d’universités autonomes et réparties sur tout le territoire, un mouvement centrifuge étranger à notre tradition ( en tout cas : étranger à ce qu’a été, chez nous, la logique de la modernité ).

Ces observations ne sont nullement négligeables et elles expliquent en partie les limites auxquelles s’est heurtée la transposition française, consciente et assumée, de la référence allemande. Avant que de se demander toutefois si cette transposition fut jamais possible, et selon quelles proportions, encore faudrait-il s’assurer qu’elle était véritablement souhaitable et qu’elle méritait pleinement l’enthousiasme dont firent preuve à cet égard les inspirateurs de la politique universitaire menée par la Troisième République. A cette fin, en guise de préalable à une analyse plus directe de ce que put signifier, chez ceux-là même qui l’ont conçue, l’idée allemande de l’enseignement supérieur, il m’a semblé indispensable, pour baliser le terrain de la réflexion, de mieux cerner ce principe ou cet idéal d’autonomie par référence auquel s’est édifié en France ( ou ailleurs ) le mythe de l’Université allemande.

En discutant la nostalgie, si fréquemment exprimée, pour un modèle médiéval de l’Université, nous avions en effet déjà rencontré la question difficile de l’autonomie, qui reste aujourd’hui encore centrale dans toute discussion sur le haut enseignement. Pour faire justice, à cet égard, d’un certain nombre d’illusions rétrospectives, il avait fallu rappeler comment l’autonomisation de la société par rapport à l’Etat s’inscrit en fait dans la dynamique la plus profonde de la modernité – même si, en France, cette dynamique s’est en quelque sorte bloquée à sa première phase. Or, si l’on considère maintenant de façon plus complète cet idéal d’autonomie devant lequel reconduit l’évocation du rôle joué par la référence allemande dans le débat sur l’Université, on apercevra que c’est en réalité à travers quatre exigences que la réflexion rencontre la thématique de l’autonomie universitaire. Quatre exigences distinctes dont il n’est pas d’emblée assuré qu’elles se superposent pleinement les unes aux autres, ni qu’elles se puissent intégrer dans un modèle unique. Quatre exigences dont il n’est pas certain non plus que la référence allemande permette de toutes les prendre en compte au même degré.


L’autonomie comme exigence interne

L’exigence d’autonomie concerne tout d’abord ce que Wilhelm von Humboldt, le fondateur de l’Université allemande moderne, appelle l'”organisation interne” de l’enseignement supérieur[7]. Or, ne serait-ce qu’envisagée sous cette première forme, l’autonomie visée, déjà, se dédouble.

Il peut s’agir en effet de l’autonomie interne susceptible d’exister entre recherche et enseignement : dans le langage de Humboldt, lors du débat suscité par la fondation de l’Université de Berlin, il y va en l’occurrence de l’indépendance de ce qu’il nomme l’Académie ( l’Université comme institution de recherche ) par rapport aux tâches plus proprement pédagogiques ( telles qu’elles incombent à Université comme établissement d’enseignement supérieur ). La production du savoir et sa transmission n’obéissant pas nécessairement aux mêmes exigences, la question se pose en effet de déterminer s’il faut ou non subordonner l’une à l’autre. Question susceptible de recevoir de multiples réponses, comme en témoignent ce que furent, de ce point de vue, les oscillations du système français : la création du Centre National de la Recherche Scientifique, au lendemain de la seconde guerre mondiale, participa de l’option “autonomiste” la plus radicale, animée par la conviction qu’il n’était de recherche sérieuse que libérée des charges et des exigences de l’enseignement; après 1968, la création par la loi E. Faure, sur les ruines des anciennes Facultés, d'”unités d’enseignement et de recherche” ( U.E.R. ), devenues en 1983 ( loi Savary ) les actuelles “unités de formation et de recherche” ( U.F.R. ), ou encore l’apparition d’équipes universitaires de recherche associées au C.N.R.S. ( “unités de recherche associées”, U.R.A., puis “équipes de recherche associées”, E.R.A. ), participent au fond de la démarche inverse, réintégrant ( du moins en principe ) la recherche dans l’Université comme institution d’enseignement. Il conviendra bien évidemment de repérer ce qu’a été, sur ce premier versant du thème de l’autonomie interne, la réponse “humboldtienne”, mais d’ores et déjà est-il clair que le débat sur l’autonomie éventuelle de la recherche et de l’enseignement communique directement avec la question de savoir quel type de culture doit transmettre l’Université : haute culture spécialisée, qui correspond prioritairement à la recherche, ou culture moins savante ( parce que plus ouverte sur la perspective de la professionnalisation, ou parce que plus générale ? ) s’inscrivant davantage dans le cadre d’un enseignement ?

Quoi qu’il doive en être de l’issue de ce débat, il faut en tout cas prendre en compte qu’il n’épuise pas à lui seul la première exigence d’autonomie, interne, susceptible d’être mobilisée par la réflexion sur l’Université. Un autre niveau d’autonomie interne concerne la relation entre les sciences ou disciplines particulières réunies dans l’Université, donc aussi entre les unités d’enseignement ( ou de formation ) et de recherche qui correspondent à ces champs cognitifs : la question est alors celle de savoir s’il faut laisser les diverses disciplines développer leurs organisations respectives en toute liberté ( autonomie ), ou bien au contraire s’il convient, pour éviter une dispersion radicale des sciences qui serait néfaste à leur progrès, d’organiser leurs relations en des ensembles permettant de les articuler organiquement. Question qui, selon l’époque, a pris des formes différentes, celle, notamment, du problème de la relation entre les Facultés et l’Université : ainsi verra-t-on dans le prochain chapitre comment tout un débat se développa, dans la France de la Troisième République, pour déterminer s’il ne fallait pas détruire les Facultés, qui, devenues trop autonomes les unes vis-à-vis des autres, isolaient les disciplines, cloisonnaient le savoir et interdisaient certaines recherches transversales; plus récemment, la question s’est à nouveau posée sous la forme des discussions sur la pluridisciplinarité. Historiquement, cette interrogation sur les effets pervers, ou inversement sur les mérites, de l’autonomie entre les disciplines s’est longtemps concentré sur deux aspects particuliers du problème :

– Dans le contexte allemand, on a surtout débattu de l’autonomie des sciences particulières par rapport à la philosophie, dont l’ambition de totalisation ( ou de systématisation ) put apparaître à certains menacer l’autonomie des autres disciplines. De cette première querelle ( qui n’est évidemment pas étrangère à la discussion sur l’autonomie des autres Facultés par rapport à la Faculté de philosophie ) porte témoignage un ouvrage comme celui que publie Kant en 1798, Le Conflit des Facultés, sur la portée duquel il faudra revenir.

– Ce premier débat s’est en général clos par renoncement de la philosophie, donc de la Faculté de philosophie, à son ambition hégémonique, ce qui coïncida à peu près avec l’émergence des sciences humaines. La discussion a cependant été relayée vers 1880, notamment en Allemagne, puis en France, par une autre particularisation du débat général sur l’autonomie respective des disciplines : l’affrontement porta cette fois sur l’autonomie de ce que nous appelons précisément les sciences humaines ( et que l’on nommait alors plutôt “sciences morales”, “sciences historiques”, “sciences de la culture” ou, en Allemagne, “sciences de l’esprit” ) vis-à-vis des sciences de la nature. Il ne s’agissait plus de contester l’hégémonie ancienne de la philosophie, mais bien de mettre en cause, pour affirmer la spécificité des nouvelles sciences, l’impérialisme des sciences physico-mathématiques.

Ainsi toute l’histoire des sciences humaines naissantes, dans la logique de ce second débat, fut-elle traversée, lorsqu’elles entendirent rompre avec le paradigme des sciences de la nature, par un effort pour conquérir aussi leur autonomie universitaire : effort qui suscita, en France davantage qu’en Allemagne, la vive et durable résistance d’une tradition intellectuelle ( et académique ) fortement empreinte ( par la médiation du positivisme issu d’Auguste Comte ) d’un scientisme moniste, ne reconnaissant qu’un unique modèle de scientificité. Or, c’est dans le cadre d’une telle résistance qu’il faut replacer, ainsi qu’on le verra dans le prochain chapitre, le projet républicain, apparu vers 1875, d’estomper le cloisonnement des “facultés” les unes par rapport aux autres au profit de la recomposition d'”universités” rassemblant les diverses sciences autour d’un même modèle de scientificité. Le projet était certes surdéterminé, au sens où les motivations politiques ( reconstruire une Université capable de rivaliser avec celle de l’Allemagne victorieuse ) s’y mêlaient aux motifs intellectuels ( assurer, dans l’esprit du positivisme, l’unité du savoir autour d’un modèle physico-mathématique ) : reste que c’est en vertu d’un tel projet que les réformateurs français ont cru pouvoir nourrir leur réflexion et leur pratique de l’exemple d’une Université allemande qui s’était trouvée conçue elle aussi ( pour des raisons intellectuelles et philosophiques différentes ) comme expression institutionnelle de la cohésion des différentes branches de la connaissance humaine. Ce pourquoi, à ce débat sur l’autonomie des disciplines les unes par rapport aux autres, se rattache aussi la manière dont, en France, l’autonomisation des sciences humaines passa institutionnellement par la création d’un établissement comme l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales ( EHESS ) : autonome à l’égard de l’Université, l’EHESS l’est aussi vis-à-vis de l’Ecole des Hautes Etudes, dont elle s’est progressivement détachée, selon une démarche qui, quant au statut des sciences humaines, s’est voulue l’inverse de celle qui avait prévalu dans l’Université “moniste” mise en place par la Troisième République .

Pour importantes qu’elles soient, l’autonomie de la recherche vis-à-vis de la transmission des connaissances et l’autonomie des divers champs du savoir les uns par rapport aux autres sont loin, cependant, de recouvrir à elles seules toutes les interrogations inscrites sous le thème de l’autonomie : l’autonomie dont il est débattu à propos des universités, c’est en effet aussi, et peut-être surtout, celle qui se joue dans le registre de ce que Humboldt appelait “l’organisation externe des établissements scientifiques supérieurs”. Or, de nouveau, l’exigence d’autonomie ( comprise cette fois comme autonomie externe ) ici se dédouble.


L’autonomie comme exigence externe

Poser le problème de l’autonomie externe, c’est tout d’abord s’interroger sur le type de relation que doit entretenir l’Université avec ce qu’est devenu l’État moderne. Nous avons vu dans le précédent chapitre selon quelle dynamique la modernisation requérait à cet égard une difficile autonomisation. Encore convient-il toutefois, si l’on défend le principe d’une autonomie de l’Université par rapport à l’État, de ne pas omettre de déterminer ensuite jusqu’à quel point, autonomisant l’Université à l’égard de l’État, on peut l’inscrire pour autant, sans plus de réflexion et de discernement, dans ce qu’on appelle aujourd’hui, en la distinguant précisément de l’État, la société.

À travers la distinction de la société et de l’État, on exprime, en général, celle de la sphère des intérêts particuliers et de cette sphère de l’intérêt commun qu’est supposée exprimer la puissance publique. Or, suffit-il, pour fonder sur un principe d’autonomie l’organisation externe des établissements d’enseignement supérieur, de les soustraire à la contrainte de l’État, comme le voudrait la dynamique du libéralisme politique ? À vrai dire, c’est ici que l’exigence moderne d’autonomisation atteint, quand il s’agit de l’Université, toute sa complexité, et que la réflexion sur l’autonomie universitaire doit s’imposer de résister à la simple logique des slogans. Car la crainte de l’asservissement à l’État, si forte ( et légitimement forte ) dans toute l’histoire de l’Université depuis le Moyen Âge, inciterait volontiers, pour réduire la dépendance vis-à-vis de l’État au minimum, à faire de l’Université un secteur de la société comme les autres – ce qui aurait alors une double signification :

1. Si l’Université est un secteur de la société comme les autres, elle exprime elle-même des intérêts particuliers, ce qui implique sa privatisation.

2. Si l’Université est abandonnée intégralement à la sphère des intérêts particuliers, l’Etat ( libéral ) n’a pas à développer de politique universitaire, mais il est censé simplement permettre à ce secteur ( comme les autres ) du champ social que devient l’Université de coexister pacifiquement avec tous les autres secteurs ( en préservant leur indépendance réciproque ).

Toute la question est cependant de savoir si ce modèle libéral ne risque pas d’autonomiser l’Université par rapport à l’État pour, l’inscrivant résolument dans la société, la soumettre à des exigences ( celles, notamment, de la rentabilité, de l’ouverture sur les besoins de l’économie, etc. ) qui menacent d’une autre manière son autonomie, tant en matière de recherche qu’en matière d’enseignement. Je n’insiste pas davantage pour l’instant sur les termes de ce débat, qui est sans doute aujourd’hui plus que jamais au coeur de la problématique de l’Université : il faudra ultérieurement en examiner la teneur de façon plus précise, notamment à travers la façon dont il se concentre de plus en plus sur la question dite de la “professionnalisation” – savoir : le principe d’organisation des études, par exemple quant à la régulation des flux d’étudiants, doit-il être fixé par les besoins de l’économie en matière de recrutement professionnel ? Assurément la perspective paraît-elle pratiquement raisonnable à une époque si profondément marquée par le problème de l’emploi, mais n’est-elle pas aussi théoriquement inquiétante quant à l’idée d’Université induite par la perspective d’une “adaptation” aux besoins de l’économie ? Dit autrement : que peut-il en être des fonctions culturelles de l’Université, comme dispositif de production et de transmission du savoir, si son organisation est déterminée de façon purement externe, sans nulle autonomie par rapport à la sphère des intérêts particuliers ? Bref, le débat sur l’autonomie des Universités, traditionnellement concentré sur la question de l’autonomie par rapport à l’État, ne saurait, sauf à faire courir à la réflexion le risque d’une redoutable mutilation, se priver d’une interrogation corrélative sur le principe d’une autonomisation symétrique par rapport à la société et sur les conditions de cette dernière figure de l’autonomie.

Tant et si bien qu’il faut, me semble-t-il, en convenir : la question de l’autonomie des universités, pour peu que l’on ne veuille pas simplement l’agiter comme un mot d’ordre, fait songer à un rébus :

– D’une part, dès qu’on en analyse la signification, l’exigence d’autonomie éclate en quatre interrogations, qui mobilisent des figures de l’autonomie dont la superposition, je le répète, ne va pas de soi. Par exemple, si l’autonomisation à l’égard de l’État signifie l’adaptation à la société, que peut-il en être de l’autonomie de la recherche universitaire vis-à-vis des exigences d’un enseignement organisé en fonction des besoins de la “professionnalisation”, et qu’en serait-il d’une recherche dont la dynamique serait dictée par des impératifs de rentabilité ?

– D’autre part, dans le registre de l’organisation externe, la question de l’autonomie de l’enseignement supérieur apparaît très vite impossible à réduire à un simple cas particulier, parmi d’autres, de cette problématique majeure de la modernité politique qui a pour objet l’autonomie de la société par rapport à l’État. Bien davantage se révèle-t-elle comme constituant un troublant cas-limite, particulièrement complexe et délicat, de cette problématique générale : un cas-limite où la teneur même de la modernisation, soudain, ne va plus de soi.

On va rappeler pourquoi c’est à Wilhelm von Humboldt qu’est censée devoir sa configuration spécifique une Université allemande si vantée pour avoir répondu mieux que d’autres à l’exigence moderne d’autonomie. Humboldt a aussi été, comme philosophe, l’auteur d’un Essai pour définir les limites de l’action de l’Etat qui constitue l’un des classiques de la pensée libérale[8] : raison supplémentaire pour examiner de près la teneur de ce qu’a été en Allemagne, dans les premières années du XIXe siècle, ce vaste débat sur les Universités, le premier depuis leur invention médiévale, tel qu’il a été couronné par la mise en place d’une institution associée depuis lors, mythiquement ou non, au nom de Humboldt. Est-il nécessaire de préciser que je n’évoquerai ce débat, ici, ni d’un point de vue rigoureusement historique, ni du point de vue de ses soubassements philosophiques ultimes[9], mais avec pour objectif de déterminer si et dans quelle mesure le modèle de l’Université “humboldtienne” reste à même de constituer une référence quand il s’agit, pour l’Université, de relever les défis de la modernité ?


La fondation de l’Université de Berlin ( 1802 – 1812)

Dans une histoire purement institutionnelle, l’Université de Berlin fait son apparition à la date de son ouverture, le 10 octobre 1810. Les deux dates proposées ci-dessus : 1802, 1812, ont en fait une double signification.

Elles indiquent tout d’abord l’émergence et l’aboutissement effectif du projet de créer à Berlin un nouvel établissement d’enseignement supérieur, débarrassé des archaïsmes des anciennes universités ( débarrassé de ce que le philosophe Schleiermacher appellera, à travers sa propre contribution à la discussion, leur “forme gothique” ). La perspective d’une telle création fut en effet envisagée des 1802 par le ministre prussien Beyme, à un moment où nulle pression particulière n’était encore issue des circonstances, mais dans le cadre d’une politique délibérément réformatrice vis-à-vis de l’Université. Beyme avait demandé au professeur Engel, ancien précepteur du roi et membre de l’Académie des sciences, un premier projet de réorganisation, qui lui fut remis le 13 mars 1802. Ainsi s’enclenchait un long processus qui devait s’achever seulement huit ans plus tard, lors de l’ouverture de l’Université de Berlin.

Entre ces deux dates ( 1802-1810 ), les défaites militaires prussiennes de 1806 devant Napoléon ( Iéna ) précipitèrent certes les choses et rendirent le processus de réforme indispensable : la Paix de Tilsitt, qui succéda à ses défaites, fit en effet perdre à la Prusse le duché de Magdebourg, auquel appartenait l’Université de Halle, qui était alors l’établissement d’enseignement supérieur le plus important du royaume. Le transfert ainsi rendu indispensable de l’Université vers Berlin, décidé par Beyme le 4 septembre 1807, devint dès lors l’occasion pour le ministre d’envisager, sans doute plus aisément ( puisque, de toute façon, la réalité universitaire était bouleversée ), une réorganisation de l’Université. D’autant qu’il allait s’agir aussi par là de régénérer, en réorganisant l’ensemble du système éducatif, les forces spirituelles d’un Etat affaibli matériellement : perspective que l’on trouve alors défendue publiquement par Fichte dans ses Discours à la nation allemande, prononcés précisément en 1807.

Dans la situation ainsi créée[10], Beyme eut l’intelligence de s’adresser à divers représentants du monde culturel, notamment aux philosophes, pour leur demander comment ils concevraient, à cette occasion, l’organisation et la fonction de l’Université. Initiative à vrai dire logique, si tant est que l’Université constitue un dispositif institutionnel de production et de transmission d’au moins une certaine dimension de la culture; mais aussi initiative assez rare de la part d’un ministre pour mériter d’être soulignée. Toujours est-il que c’est cette demande qui provoqua une série d’interventions de la part d’éminents représentants de l’univers intellectuel, notamment de philosophes ( mais non exclusivement, puisqu’on note la place prise dans le débat par le grand philologue Friedrich August Wolff ). L’appel lancé par Beyme suscita directement la contribution de Fichte, sous la forme de ce vaste Plan déductif d’un établissement d’enseignement supérieur à fonder à Berlin que le philosophe adressa au ministre en deux parties, le 29 septembre et le 3 octobre 1807[11]. Mais, indirectement, l’initiative ministérielle déclencha aussi la réplique de Schleiermacher, lequel, dès qu’il fut informé du plan fichtéen, le jugea inacceptable et le dénonça dans ses Pensées de circonstance sur les Universités de conception allemande, écrites en 1808 et publiées la même année. Le ministre eut encore l’intelligence, à la fin de 1808, de confier la mise en oeuvre de l’Université berlinoise, sur la base de cette floraison de projets, au philosophe et diplomate, lui-même futur ministre ( en 1818 ), qu’était Wilhelm von Humboldt. Celui-ci décida de réunir dans son bureau Fichte et Schleiermacher, en avril 1809, pour une confrontation que l’on imagine grandiose, puis trancha en faveur des thèses libérales de Schleiermacher en écartant l’organisation autoritaire et étatisée qu’avait envisagée Fichte.

Ayant achevé l’essentiel de sa mission organisatrice, Humboldt devait quitter ses fonctions en avril 1810, six mois avant l’ouverture de la nouvelle université, où Schleiermacher devenait doyen de la Faculté de théologie et Fichte doyen de celle de philosophie. Fichte, paradoxalement, accéda en octobre 1811 au poste de recteur d’une université qui n’avait point été réalisée selon son propre projet, et il connut dans ces fonctions de graves difficultés : la probité impose de dire qu’il avait inauguré son rectorat par un discours plutôt musclé, le 19 octobre, intitulé Sur la seule destruction possible de la liberté académique, où il expliquait que l’unique menace qui pesait sur la liberté universitaire était en fait celle que créait l’existence des privilèges acquis par les associations d’étudiants. Ces dernières n’apprécièrent guère une telle déclaration de guerre et menèrent pendant un an la vie dure au recteur, à tel point que celui-ci finit par démissionner en février 1812 : je n’entre pas dans le détail de cet épisode, mais il est clair qu’il mettait un terme significatif aux ambiguïtés créées par le clivage apparu entre la conception centralisatrice défendue par Fichte et la conception libérale défendue par Schleiermacher, dont les étudiants ne manquèrent pas de se réclamer.

En ce sens, c’est donc bien de 1802 à 1812 ( de l’initiative réformatrice de Beyme à la démission de Fichte ) que s’accomplit, autour de la fondation de la nouvelle institution berlinoise, la mise en place d’un modèle inédit d’université. Au-delà de la manière dont elles symbolisent le début et la fin de ce processus, ces dates ont cependant aussi une autre signification.

Le débat des philosophes allemands sur l’Université

. Il ne faut pas se plaindre de ne pas être consulté quand on n’a rien à dire. S’il n’était pas exclu qu’un ministre tint alors le plus grand compte de l’avis des philosophes, c’est aussi parce que les philosophes, même universitaires, ne répugnaient pas à sortir suffisamment de leurs spéculations pour fournir avec compétence les avis ainsi attendus. Dans ce contexte, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il s’est aujourd’hui transformé, un processus de création institutionnelle pouvait donc être accompagné par de multiples interventions constituant autant de philosophies de l’Université. Or, là encore, on peut délimiter par les dates symboliques de 1802 et de 1812 les contours de cet ensemble d’interventions unique dans toute l’histoire de la philosophie comme dans celle de l’Université.

En 1802, avant même l’initiative prise par Beyme, cinq ans plus tard, de s’adresser aux grands représentants du monde intellectuel, Schelling, qui professe alors la philosophie à l’Université d’Iéna, prononce ses vastes Lecons sur la méthode des études académiques. La question de la rénovation de l’institution universitaire étant malgré tout déjà dans l’air, il s’efforce de présenter le renouvellement comme un retour au fondement de ce qui, à ses yeux, constitue l’essence de l’Université, c’est-à-dire l’unité du savoir. Je vais bien évidemment revenir sur cette conviction, qui inaugure ( ou du moins thématise pour la première fois aussi nettement et largement ) un profond déplacement dans le concept même de l’Université. Néanmoins, il faut d’abord rappeler, pour faire paraître l’importance de ce qui ainsi venait au jour, que ces Lecons furent très vite célèbres, au point que la plupart des contributions ultérieures des philosophes allemands en recevront quelque sollicitation, directe ou non. Les uns prolongeront ce qu’avait indiqué Schelling : ainsi son disciple Steffens écrira-t-il en 1809 des Leçons sur l’idée des universités, qui joueront le rôle de porte-parole des positions schellingiennes dans les débats sur l’organisation de l’établissement berlinois. D’autres entreprendront de répondre à Schelling. Ce sera notamment le cas de Fichte, qui ne cessera sur ce point ( comme sur tant d’autres ) de polémiquer avec celui qui avait d’abord été son disciple avant de devenir l’un de ses principaux adversaires : au point que, pour une très large part, les positions fichtéennes dans ce débat se détermineront par opposition à la conception qu’avait développée Schelling de la culture et de son progrès, donc à sa représentation du rôle de l’Université dans le progrès de la culture.

Si 1802 correspond donc aussi, à travers les Leçons de Schelling, au coup d’envoi d’un débat qui mobilisa l’intelligentsia allemande, 1812 est également, dans ce registre, une date significative, bien que de façon pour ainsi dire négative. C’est en effet durant cette année 1812 que Hegel inaugure, par une réflexion Sur l’enseignement de la philosophie au gymnase ( l’équivalent allemand de nos lycées ), une série de rapports “pédagogiques”, dont deux autres seront consacrés, en 1816, à l’enseignement de la philosophie dans l’Université, puis à nouveau, en 1823, à la philosophie enseignée au lycée. Adressés à des conseillers ministériels de Prusse ou de Bavière, ces documents présentent un intérêt peu contestable pour une réflexion sur la relation de la philosophie aux autres disciplines enseignées : de ce point de vue, dans la mesure où ce thème n’est pas absent des discussions relatives à l’une des dimensions de l’autonomie interne des Universités, ils prennent encore place dans la succession d’interventions que les Leçons de Schelling avaient ouverte. Force est néanmoins d’observer, sans pour autant faire injure à leur auteur, que ces contributions au débat n’engagent pas de perspective réformatrice globale, ni même de vision d’ensemble de la problématique universitaire. Ce qui ne manque pas d’étonner de la part d’un philosophe de cette stature, directement impliqué, qui plus est, dans des tâches où il s’affronta nécessairement, sur le terrain, aux interrogations soulevées par la gestion de l’appareil éducatif.

En 1812, Hegel avait en effet interrompu depuis quatre ans sa carrière universitaire, commencée à Iéna, pour prendre la direction du gymnase de Nuremberg. Tout en y enseignant la philosophie, il appliqua à l’établissement qu’il dirigeait la politique d’ouverture confessionnelle définie par son ami Niethammer, conseiller scolaire du très catholique royaume de Bavière auquel la ville protestante de Nuremberg venait d’être rattachée. Pourtant, jamais dans ces textes, pas plus que dans d’autres, Hegel, qui réintégrera l’Université ( de Heidelberg ) en 1816, avant d’être nommé à Berlin et de devenir à son tour, en 1830, recteur de l’Université mise en place par Humboldt, ne s’attachera à développer par écrit une réflexion systématique sur la fonction ou l’organisation de l’enseignement supérieur[12]. Comme si, le temps d’une refonte et d’une refondation étant passé, le débat sur la vision globale des institutions d’enseignement se trouvait maintenant clos, et comme si la “conception allemande” des Universités, pour reprendre la formule de Schleiermacher, était désormais tenue pour acquise. Ce dont semble bien témoigner, au demeurant, le fait qu’elle allait dès lors demeurer inébranlée et inentamée pour plus d’un siècle, jusqu’à la période nazie et même sans doute au-delà.

1802, 1812 : les deux dates délimitent donc aussi un corpus d’interventions philosophiques qui présentent un intérêt tout à fait exceptionnel pour comprendre cette “conception allemande”. Lorsqu’en effet les philosophes de cette période traitent de l’Université, même si – surtout à partir de 1806 ou 1807 – la question leur est suggérée ou imposée par la conjoncture politique, il ne s’agit pas simplenent chez eux, malgré le titre trop modeste que Schleiermacher donne à sa contribution, de “pensées de circonstance”. A chaque fois, et le plus souvent de façon explicite, c’est à partir de leurs orientations philosophiques propres que Schelling, Fichte, Schleiermacher, Humboldt prennent position sur la question universitaire – sous la forme d’un propos qui se veut fondé en raison et qu’il serait donc trop simple de considérer seulement comme un témoignage sur l’esprit du temps ou comme l’épiphénomène d’une époque. Disant cela, je n’exclus certes pas que les réponses ainsi fournies aux questions soulevées par l’Université soient devenues, en partie ou intégralement, obsolètes : notamment faudra-t-il se demander ici jusqu’à quel point la puissante transformation intervenue depuis lors dans les données sociologiques du problème, en raison de l’explosion de la démographie universitaire, n’a pas renouvelé de fond en comble la question des fonctions de l’Université. Reste que, même datées, ces contributions sont authentiquement philosophiques : je veux dire par là qu’elles s’inscrivent dans le prolongement direct de ce qui constituait alors, au sein ce qu’il est convenu d’appeler l’idéalisme allemand, la problématique majeure de la philosophie. Notamment est-ce en liaison étroite avec cette problématique philosophique qu’elles convergent, malgré leurs divergences, autour d’une nouvelle définition du terme même d'”Université”.

Une Université idéaliste

C’est en effet le premier intérêt du débat allemand, tel qu’il s’est développé à l’occasion de la fondation de l’Université de Berlin, que d’avoir été porté tout entier par une appréhension profondément déplacée, et modernisée, de la notion d’université. Ne serait-ce que dans la mesure où la philosophie, du moins à cette époque, se veut la discipline du concept, il était au reste naturel qu’un tel travail de conceptualisation fût à l’oeuvre avec une insistante toute particulière dans les interventions à travers lesquelles les philosophes de l’idéalisme allemand prirent part à ce débat et s’interrogèrent, en professionnels du concept, sur le concept même d’université.

Plus précisément : une relation étroite s’établit entre la conception de la philosophie dont ces interventions procèdent et la représentation de l’Université sur laquelle, par-delà leurs divergences et leurs antagonismes, elles s’accordent. Cette relation entre philosophie et Université apparaît même, de Schelling à Humboldt, comme une relation d’homogénéité : l’Université est “philosophique” par essence. Le point, si déconcertant en apparence, mérite d’être expliqué.

Pour les philosophes de cette séquence, la question majeure soulevée par l’Université, c’est d’abord et avant tout celle de son organisation interne. Les quatre “Facultés” héritées de l’institution médiévale ne regroupent en effet les branches du savoir qu’en délimitant quatre ensembles traditionnels dont chacun apparaît clos sur lui-même et entre lesquels les relations semblent de pure juxtaposition : situation qui est perçue par les philosophes de l’idéalisme comme imposant l’exigence d’une réarticulation possible des différentes disciplines en une unité ou en une totalité organique.

De fait, par rapport à la quadripartition médiévale ( arts, théologie, droit, médecine ), la division facultaire des universités allemandes, à l’époque où va s’enclencher le débat berlinois, n’a guère enregistré, comme modification notable, qu’une évolution terminologique. Selon un usage qui, en Allemagne, s’est prolongé jusqu’à nos jours, l’ancienne Faculté des Arts est devenue Faculté de Philosophie, au sens ( large ) de la philosophie entendue comme englobant aussi bien ce que nous appelons les Lettres que les mathématiques et les sciences de la nature ( en une acception qui, par exemple, avait conduit Newton à désigner sa Physique par le titre de Principia mathematica philosophiae naturalis ). En vertu de quoi la philosophie au sens strict n’est donc qu’un élément ( ou un “département” ) de la Faculté de Philosophie[13]. Cette évolution terminologique n’a certes pas été sans entretenir des liens étroits avec une transformation du statut même, au sein de l’Université, susceptible d’être revendiqué par l’ancienne Faculté des Arts, autrefois subalterne. Une telle transformation de statut, préparée par les Universités issues de la Réforme ( comme Göttingen et surtout Halle[14] ), n’apparaîtra cependant pour la première fois à l’ordre du jour de la réflexion que chez le Kant du Conflit des Facultés ( où, en 1798, les Facultés en présence sont effectivement celles de théologie, de médecine, de droit et de philosophie, et où la Faculté de philosophie se voit reconnaître une prééminence nouvelle ), et ne deviendra effective que dans le dispositif humboldtien issu du débat ouvert en 1802. Aussi faut-il considérer qu’au moment où ce débat s’amorce, la division traditionnelle des Facultés, issue de l’Université médiévale, demeure, pour l’essentiel, en place : division qui va être perçue comme symptômatique d’un grave déficit de l’institution vis-à-vis des exigences intrinsèques de ce savoir que l’Université est supposée produire et transmettre. Or, la perception même de ce déficit, avec la réflexion qu’elle suscite sur l’organisation interne d’un établissement d’enseignement supérieur, requérait que l’on fit se surperposer, à travers le souci de surmonter la diversité des disciplines dans une unité assurant leur articulation, la question de l’Université et celle, philosophiquement centrale pour l’idéalisme, de la systématicité du savoir humain.

Pour saisir en effet ce qui rassemble intellectuellement ces prises de position, il suffit d’observer comment elles sont toutes traversées par l’esprit de ce que Schelling, dans la première de ses Leçons, nomme “l’Uni-totalité” ( Ein-und Allheit ) – en clair : l’esprit du Système, conçu non pas comme un simple mode d’exposition de la vérité, mais comme le mode d’être même du Vrai. Ainsi Schelling souligne-t-il que ce qui doit guider toute la réflexion sur “la méthode des études académiques”, c’est “l’idée du savoir inconditionné en soi, savoir qui est purement et simplement Un et au sein duquel tout savoir ne fait également qu’un, de ce savoir originaire qui, en se ramifiant, ne se dissocie qu’en fonction des divers degrés qui constituent la manifestation du monde idéal, et qui se déploie dans la totalité de l’arbre immense de la connaissance”. Bref, l’idée directrice sera celle d’une “totalité organique des sciences” dans la “pure transparence d’une connaissance rationnelle universelle”. Sur ce point, la conviction de Fichte n’est pas différente quand, dans son Plan déductif, il indique que tout son projet vise une “totalité du savoir” où chaque élément constitue “une partie indispensable d’une plus grande totalité” ( § 21 ), laquelle doit être “pénétrée par un clair concept”, en sorte que les parties “s’enchaînent les unes aux autres” ( § 60 ). Et Humboldt lui-même, lorsqu’il s’interroge sur ce qui fournira le point de départ de l’organisation de l’enseignement, estime que ce point de départ, qu’il appelle l'”Idée”, combine la reconnaissance d’un principe et la définition d’un idéal : le principe, explique-t-il, est celui à partir duquel le travail scientifique tente de “tout dériver”, c’est-à-dire un pôle d’unité dont tout le savoir pourrait être “déduit”; quant à l’idéal, auquel tous les efforts doivent se rapporter, c’est précisément celui d’une telle dérivation ou d’une telle déduction. Nul doute par conséquent qu’ici aussi l'”Idée” inspirant toute la refondation de l’Université soit clairement située dans la perspective de la Science comme Système, entendre : comme exigence d’une déduction logique et complète de la multiplicité des connaissances et des branches du savoir à partir d’un principe unique et unificateur.

Ainsi est-ce le projet même de l’idéalisme philosophique qui va se trouver réinvesti, à partir de 1802, dans la réflexion sur une Université dont on comprend dès lors sans peine en quel sens elle a été couramment désignée, par les historiens allemands de l’enseignement supérieur, comme une “Université idéaliste”. Ce qui en effet a constitué alors, selon l’expression de Heidegger, comme le “cri de ralliement” des philosophes allemands, ce fut bien cette exigence d’achever ce système du savoir dont Kant avait prétendu qu’il était voué à demeurer, en raison de la finitude humaine, inaccessible. Vis-à-vis de cet interdit kantien, l’idéalisme allemand, dont participe le nouveau concept de l’Université mis en oeuvre dans le débat berlinois, a donc correspondu à ce moment où le programme de la raison moderne a sans doute tenté de s’accomplir sous sa forme la plus ambitieuse, comme mise en ordre de tout le réel et de tout le savoir du réel par un projet de rationalisation totale.

Une redéfinition moderne de l’Université

Une Université idéaliste : une fois rappelée la présence constante, en ce contexte, d’un tel projet de rationalisation systématique, il devient aisé de comprendre comment cette orientation, constitutive de l’idéalisme allemand, impliquait qu’un regard fût philosophiquement porté sur l’Université. Qu’est-ce en effet que l’Université pour les philosophes de cette période ? Tel que le comprend l’idéalisme allemand, le concept d’uni-versité implique que du multiple ou du divers se tourne vers l’unité. Plus précisément, et c’est ici que le terme reçoit une inflexion nouvelle : le terme d’université ne désigne plus, comme l’universitas médiévale, une corporation, mais il s’applique désormais à une réunion systématique des différents domaines de la connaissance et des sciences qui leur correspondent. En vertu de quoi la présence insistante des philosophes dans ce débat universitaire devient transparente : questionner une Université supposée tirer son nom, comme l’écrit Schelling, de l’idéal de “la véritable vie organique de toutes les parties du savoir” constitue un passage obligé de l’interrogation philosophique dès lors que celle-ci est dominée par la conviction selon laquelle le singulier n’existe que dans sa “cohésion avec ce qui est originaire et un”. Au fil des contributions qui se succèdent de Schelling à Humboldt, il ne saurait donc s’agir, je le répète, de simples “pensées de circonstance” – sauf à considérer que la “circonstance”, ici, réside précisément dans l’avènement du système comme trait d’union de toute prise de position philosophique. Au demeurant les philosophes de l’idéalisme, en réinterprétant la notion même d’Université à partir de leur problématique de l’unité du savoir ont-ils imprimé à la réflexion allemande sur le haut enseignement un infléchissement décisif, dont la teneur s’est maintenue bien au-delà de l’époque qui fut dominée, intellectuellement, par l’esprit du système. A preuve la manière dont Heidegger lui-même, qui ne se posait pas spécialement en défenseur de la rationalité systématique, rappellera en 1929 encore que l’Uni-versité, entendue selon son concept, exigerait “l’enracinement des sciences dans leur fondement essentiel”, et requérerait l’imposition d’une “cohérence” à la “multiplicité” des savoirs, et cela à partir d’une approche de ce en quoi se fondent les disciplines[15] : tout à sa défiance vis-à-vis de la raison moderne, Heidegger s’efforce certes d’élaborer une autre représentation de cet enracinement dans l’unité; pour autant, sa réflexion reste portée par le déplacement qu’avait thématisé l’idéalisme allemand en ne concevant plus l’Université comme la “corporation des maîtres et des étudiants”, mais comme la “réunion des savoirs”.

Assurément le déplacement de l’universitas magistrorum et scholarium à l‘universitas scientiarum a-t-il dû être préparé par un long travail de la conscience collective sur la notion d’université – travail souterrain dont la reconstitution, dans une optique plus historique, serait sans doute passionnante. Il concerne ici davantage mon propos de mesurer la portée de ce déplacement, là où cette portée s’est affirmée pleinement, je veux dire : dès lors que, dans la postérité de Leibniz, la perspective de l’unité du savoir est advenue au premier plan des préoccupations intellectuelles.

De ce point de vue, la réinterprétation allemande du terme même d’Université doit apparaître comme la première grande tentative pour produire une rupture définitive avec l’Université médiévale et avec une problématisation de l’Université qui avait largement survécu à la fin du Moyen Âge. En ce sens, il n’est pas excessif de considérer que cette réinterprétation – dont la radicalité confirme ce qu’il y a de téméraire à prétendre que l’histoire des Universités a développé un unique modèle depuis le XIIIe siècle – aura marqué l’entrée de la problématique universitaire dans l’âge moderne.

En dégageant l’Université de son acception et de sa vocation corporatistes, le débat allemand témoignait en effet d’une véritable entreprise de refondation qui constitua une étape de première importance dans le processus de modernisation : de l’Université comme corporation à l’Université du savoir, c’est la raison elle-même que, de fait, l’on tentait de substituer à l’autorité et à la tradition comme fondement de l’organisation universitaire. Une telle substitution conduisait-elle pour autant la modernisation à son terme, notamment vis-à-vis de cette dimension si caractéristique de l’université médiévale qui résidait dans sa configuration cléricale ? Il ne suffira certes pas de répondre à une telle question pour mener à bien une évaluation rigoureuse de ce qu’est susceptible de représenter aujourd’hui, dans la discussion sur l’Université, la référence allemande : quand bien même en effet l’on pourrait vérifier que ce qui s’est joué dans le débat idéaliste, c’est au fond l’avènement d’une Université moderne, libérée de sa détermination médiévale comme corporation et comme cléricature, il resterait à mesurer ensuite jusqu’à quel point l’arrachement à cette double détermination aurait à lui seul rendu l’Université capable de répondre aux défis contemporains. Du moins accordera-t-on sans peine que cette dernière interrogation serait largement préparée par une mise en lumière de ce par quoi le projet berlinois manifestait déjà une profonde capacité critique à l’endroit des universités traditionnelles.


La crise universitaire du XVIIIe siècle

Revenons un instant aux philosophes de l’idéalisme allemand pour reconstituer leur analyse, non plus du concept de l’Université, mais de l’Université telle qu’elle existait alors et telle qu’elle leur était léguée par l’histoire. Mesurée aux exigences de son concept ( plus précisément : de son concept modernisé ), quel spectacle donne en effet à voir, dans les premières années du XIXe siècle, l’Université existante ? Écoutons d’abord Schelling :

“Lorsqu’au début du cursus académique, le jeune homme entre pour la première fois dans le monde des sciences, plus il ressent de goût et de penchant pour la totalité, moins il peut en obtenir une autre impression que celle d’un chaos, dans lequel il ne distingue encore rien, ou d’un vaste océan où il se voit jeté sans boussole ni étoile polaire” ( Leçon I ).

Ce qu’écrit Fichte dans son Plan déductif témoigne d’une perception comparable : dans une Université où l’on n’apprend que des “fragments” du savoir ( § 2 ), et cela selon un processus inorganisé où règne “l’effet du hasard”, où c’est “la bonne fortune et le hasard” qui disposent de la formation ( § 10 ), l’absence du point de vue encyclopédique “jette l’étudiant sans gouvernail et sans compas dans l’océan confus” ( § 21 ).

Plus généralement, pour tous les auteurs de la séquence envisagée, l’Uni-versité comme telle n’existe pas : ce qui règne, c’est non pas l’Université comme système, mais le chaos, une Université sans règles ni principes – particulièrement scandaleuse aux yeux de ceux chez qui l’achèvement de la rationalité comme système est philosophiquement à l’ordre du jour. Scandale, né de la confrontation du concept et de la réalité, qu’exprime à nouveau, avec une parfaite netteté, la première des Leçons de Schelling, en soulignant que l’exigence d’une Université qui soit à la hauteur de son concept ne fut sans doute “jamais plus pressante qu’à l’heure actuelle, où tout dans la science comme dans l’art semble tendre plus fortement vers l’Unité, où se rencontrent dans leur domaine respectif les choses apparemment les plus éloignées”.

C’est précisément au nom de cette perception de la réalité universitaire comme décalée par rapport à la visée du système impliquée dans le concept d’Uni-versité que s’élève alors une volonté commune de réforme visant à rendre cette réalité adéquate à ce que rationnellement elle devrait être. Bien évidemment, à partir de cette volonté commune, nos auteurs vont diverger fortement, et ce aussi bien sur la façon de concevoir l’action réformatrice que sur ce que serait l’Université réformée. Ce pourquoi il y a eu effectivement, lors de cette refondation allemande de l’Université, matière à un débat dont certains éléments pourraient éclairer nos propres discussions. Reste que, quelles que soient ces divergences, les philosophes considérés s’accordent pour considérer que la question de la réorganisation du haut enseignement ( c’est-à-dire de sa modernisation comprise, au sens indiqué, comme une rationalisation ) est imposée par la déliquescence des Universités. Or, on ne saurait appréhender avec pertinence ce qu’ont été les solutions recherchées ( ni interroger ensuite leur aptitude à dessiner encore pour nous une référence possible ) sans prendre la mesure, au-delà même de l’insuffisance générale signalée par les philosophes, de ce que en quoi l’Allemagne de la fin du XVIIIe siècle traversait effectivement une profonde crise universitaire.

On l’a souvent noté, et le point est fortement mis en relief aujourd’hui, en Allemagne, par les travaux de Jürgen Mittelstrass, un des meilleurs spécialistes d’une histoire réfléchissante des Universités[16] : à l’arrière-plan de la réforme humboldtienne se trouve l’histoire d’un déclin, celui des Universités allemandes traditionnelles, dont près de la moitié ( exactement : 22 ) ferment entre 1792 et 1818, parmi lesquelles Bonn, Erfurt, Cologne, Francfort/Oder, Münster ou Strasbourg – et ce indépendamment des difficultés créées, pour quelques années, par l’occupation française de certains territoires. De multiples témoignages l’attestent : ces fermetures n’ont généralement fait que sanctionner un état de désuétude qui s’exprimait à travers une très faible fréquentation, au point qu’en 1800 on comptait 38 étudiants à Duisbourg ou 43 à Erfurt. Rien, de ce point de vue, ne semble donc rendre la situation allemande, lorsque s’achève le XVIIIe siècle, plus enviable que ne l’était alors celle des Universités de ce côté-ci du Rhin avant leur suppression par la Révolution, à un moment où la France comptait certes 22 Universités, mais où certaines Facultés agonisaient, en n’accueillant guère parfois que quelques dizaines d’étudiants ( 30 étudiants en droit à Angers, 18 étudiants en médecine à Caen, 20 “artistes” à Douai, etc. )[17]. Ce que la France de 1789 a supprimé semblait donc, en Allemagne, bien près de s’éteindre de soi-même, au point qu’une décision de fermeture de toutes les Universités pouvait même y être, là aussi, réclamée ouvertement par certains[18]. En ce sens, il faut fortement tempérer l’enthousiasme de ceux qui, pour nourrir leur nostalgie de l’Université médiévale, estiment que si l’Université allemande a pu, au XIXe siècle et au-delà, constituer pour les refondateurs français ( ou les fondateurs américains ) un terme de référence, c’est en tant que, mieux que d’autres, elle avait su, de Halle à Berlin, faire vivre continûment le rêve du XIIIe siècle[19] : l’illusion, ici, est totale, tant il est vrai qu’en fait le modèle médiéval, à la fin du XVIIIe siècle, apparaissait déjà aussi désuet en Allemagne qu’en France, et que la refondation allemande de l’Université s’est accomplie bien plutôt sous la forme d’une prise de distance avec ce qui survivait des anciennes Universités que sous celle d’une continuité. Au point d’ailleurs que, pour un temps, la réorganisation de l’enseignement supérieur fut même envisagée comme devant se traduire par l’abandon pur et simple du terme même d'”université” qui, malgré sa réinterprétation modernisante, apparaissait à beaucoup comme trop solidaire du dispositif médiéval : ainsi le philologue Fr. -A. Wolf, revenant ultérieurement sur la fondation de l’établissement berlinois, devait-il déclarer expressément avoir espéré qu’on ne parlât plus ici d’université, mais s’être rallié finalement à l’avis de Humboldt faisant observer qu’aucun autre mot n’exprimerait mieux ce dont il s’agissait ( sous réserve, bien sûr, de la réinterprétation indiquée ) et n’attirerait autant les étudiants étrangers ! Et il n’est pas jusqu’à Fichte lui-même qui, dans son Plan déductif, n’évoque plus volontiers, bien souvent, la fondation d’un “établissement d’enseignement supérieur” ou d’un “institut de formation” que celle d’une “université”[20].

Universités ou Écoles spéciales ?

Encore faut-il apercevoir, pour mesurer la crise à laquelle la politique humboldtienne essaya de porter remède, ce qui faisait le discrédit public du dispositif universitaire hérité du Moyen Âge. Car la teneur de la crise ne se laisse pas réduire, tant s’en faut, à ce manque de rationalité, compris comme un défaut de cohésion entre les disciplines, que les philosophes idéalistes ont pointé.

En très grande partie, si les universités, à la fin du XVIIIe siècle, apparaissent relever d’une époque périmée, c’est dans la mesure où commence à se faire valoir une tout autre conception de la science que celle qui y avait prévalu : cette nouvelle conception considère que le savoir doit être productif. C’est en ce sens que Leibniz, dès 1666 ( De arte combinatoria ), avait appelé à envisager les sciences, non pas seulement “en et pour soi”, comme purement théoriques, mais aussi “du point de vue de l’application”, donc sous un angle où elles “sont toutes pratiques”. En vertu de quoi il consacra une part de ses efforts à faire naître, hors des universités, un certain nombre d’Académies ( parmi lesquelles l’Académie des Sciences de Berlin, dont il fut le premier Président ) fondées sur le principe : “theoria cum praxi“[21]. Cette orientation vers des “sciences productives” et “utiles” se traduisit, au-delà du mouvement des Académies, par l’apparition, au fil du XVIIIe siècle, d'”écoles spéciales” (Spezialschulen) et d'”écoles supérieures professionnelles” (Fachhochschulen) entrant en concurrence directe, au sein de l’enseignement supérieur, avec les universités : ainsi peut-on citer, entre autres, le “Collegium Medico-Chirurgicum” créé à Berlin en 1724, les Ecoles des Mines ( Bergakademien ) de Clausthal-Zellerfeld ( 1775 ) et Freiberg ( 1776 ), ou encore l’Académie des Arts et l’Académie d’Architecture qui ouvrent toutes deux à Berlin en 1796 et 1799. Dynamique, là encore, étrangement parallèle à celle qui commençait à se développer à la même période en France et d’où sont nées nos “Grandes Écoles”, avec les effets pervers durables qui en ont résulté, chez nous, pour l’avenir des Universités.

Tout indique cependant qu’en Allemagne, si une crise analogue, enclanchant une mise en concurrence comparable des universités avec des écoles supérieures à ouverture plus marquée sur des spécialités professionnelles, n’a pas produit les mêmes effets désastreux sur le destin de l’institution universitaire, cela tient à la teneur précise de la réponse qu’aura constituée, face à une telle crise, la refondation modernisante incarnée par la politique humboldtienne.

La solution humboldtienne : “la formation par la science”

Selon une représentation bien établie ( reprise en France notamment par Gusdorf ), l’Université de Berlin mise en place par Humboldt a simplement achevé un processus de transformation interne qu’avaient inauguré les Universités protestantes de Halle et de Göttingen, et qui aurait fait renaître de ses cendres le Phénix de la vieille Université européenne, telle qu’elle était née à Bologne, à Paris ou à Oxford. Les travaux récents de Jürgen Mittelstrass ont pourtant montré, de manière à mon sens pleinement convaincante, qu’il s’agit là d’une pure légende, voire d’une caricature, qui interdit de comprendre, ajouterai-je, ce par quoi la formule berlinoise a été, en Allemagne, la clef d’un succès non démenti durant plus d’un siècle.

En fait, explique Mittelstrass, “l’Université humboldtienne a marqué la fin de la vieille Université européenne” ( issue du Moyen Âge ) et “le début du développement moderne de l’Université” – cela, parce que l’Université de Berlin a été fondée à la fois contre l’idéologie de l'”utilité” incarnée par les Académies et les Ecoles supérieures et contre les anciennes Universités. Ou, si l’on préfère : la réforme humboldtienne a mis un cran d’arrêt à la dynamique “utilitaire” sans revenir pour autant au modèle tombé en désuétude, mais en comprenant qu’on ne pouvait sauver l’idée d’Université ( comme universitas scientiarum ) qu’à travers le sacrifice de l’Université traditionnelle. Ce pourquoi le geste proprement humboldtien doit apparaître aujourd’hui pour ce qu’il fut réellement, à savoir un geste de compromis.

Il faut cerner avec exactitude la teneur de ce compromis. Contre la dynamique qui tendait à faire sortir à l’extérieur des universités toute la recherche “utile”, la tentation fut grande, chez Humboldt comme, plus généralement, chez les philosophes idéalistes, de répliquer par une démarche symétrique qui ferait aussi sortir des universités en déclin la recherche “pure”, visant le savoir pour le savoir indépendamment même de son enseignement. C’est cette tentation qui s’est exprimée à travers la propension de certains, nous venons de le voir, à abandonner jusqu’au nom même d'”université” ( et donc à abandonner les universités à leur misère ) pour fonder à Berlin un autre type d’établissement. Si cette perspective s’était imposée, sans doute l’épisode allemand aurait-il correspondu à la fin des universités. Le coup de génie de Humboldt aura été de comprendre, mieux que ce ne fut le cas en France, que cet éclatement entre recherche utile et recherche pure eût correspondu à un désastre[22] – non seulement pour l’institution universitaire qui, amputée en quelque sorte sur ses deux flancs, fût devenue un corps vide, mais pour la recherche et la science elles-mêmes, à travers la double menace constituée par la perspective d’une théorie coupée de toute perspective pratique et d’une pratique coupée de toute réflexion théorique. De là cette tentative d’un compromis qui consista à confier certes à l’Université la sphère d’un savoir pur ( la recherche de la vérité ), mais à y inclure pourtant la perspective “pratique” à travers la conviction ( et la mise en l’oeuvre de l’institution conformément à cette conviction ) selon laquelle “le savoir forme”.
Plus précisément, cette célèbre formule, si souvent reprise et si rarement comprise, de la “formation par le savoir” ( Bildung durch Wissenschaft ), ne résume correctement la conception humboldtienne de l’Université que si l’on aperçoit comment viennent en quelque sorte s’y cristalliser les deux dimensions constitutives d’un projet qu’exprime au mieux l’écrit inachevé Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs.


“Rechercher la science comme telle”

La première dimension du projet humboldtien consiste à récuser le modèle des écoles supérieures et des écoles spéciales. L’État, écrit expressément Humboldt, ne doit pas “traiter ses Universités comme des écoles spécialisées”. À cette fin, le principe adopté par les Universités comme “établissements scientifiques supérieurs” sera de “rechercher la science comme telle”, et leur “fonction” consistera purement et simplement à “élaborer la science” considérée “dans sa pureté” – comprendre : sans considération aucune d’utilité.

En ce sens et en conséquence, l’État “doit ne rien exiger des universités qui se rapporte immédiatement et directement à lui” : bref, l’autonomie ( de fonctionnement ) par rapport à l’État intervient ici simplement pour compléter l’autonomisation de l’Université par rapport aux exigences d’utilité et d’ouverture sur la “vie pratique” que la société pourrait faire valoir en privilégiant une recherche et un enseignement socialement utiles.

Assignant pour seule tâche aux Universités de “rechercher la science comme telle”, Humboldt reprenait une des convictions qui s’étaient exprimées avec le plus d’insistance dans le débat ouvert depuis 1802. C’est en effet cette même conviction, selon laquelle les compétences techniques requises par la sphère des activités professionnelles ne relèvent pas en elles-mêmes de la sphère du savoir, mais sont acquises par simple imitation de modèles traditionnels d’habileté, qui animait déjà les Leçons de Schelling : contre ceux qui croient que “la science doit servir à cultiver les champs, à perfectionner le commerce, à soigner les humeurs corrompues”, ou que “la géométrie est une belle science, non pas sans doute parce qu’elle présente l’évidence la plus pure, l’expression la plus objective de la raison, mais parce qu’elle enseigne à mesurer les champs et à bâtir les maisons, ou qu’elle dirige la course des navires marchands”, le philosophe rappelait que “le savoir n’est pas un moyen en vue de l’action” ( Première Leçon ). Tout en convenant qu'”incontestablement l’État serait habilité à supprimer complètement les Académies ou à les transformer en écoles de métiers ou autres de finalité semblable”, il faisait observer que l’on “ne peut pas se proposer le savoir comme premier objet sans vouloir aussi et en même temps la vie des idées et le mouvement scientifique le plus libre” : aussi la “liberté académique”, qui est à la fois liberté à l’égard de l’État et liberté vis-à-vis de la société, est-elle constitutive de l’Université, puisque l’Université trouve sa spécificité dans sa capacité à être un “établissement effectivement scientifique” et que “la science cesse d’être elle-même dès qu’elle est ravalée au rang de simple moyen, dès qu’elle n’est plus cultivée pour elle-même”, mais par exemple en vue de son éventuelle “utilité pour la vue de tous les jours” ou de quelque “application pratique” ( Deuxième Leçon ).

Est-ce à dire alors que, définie par cette double autonomisation ( par rapport à l’État et par rapport à la société ) dans l’organisation externe des universités, la “liberté académique” implique aussi, dans l’esprit de Humboldt, une autonomisation interne de la recherche pure ( “élaborer la science” ) vis-à-vis des tâches et des objectifs d’un enseignement ? Auquel cas la vocation proprement scientifique des universités se concentrerait dans leur aptitude à être simplement des Académies des sciences, et non point des établissements d’enseignement supérieur : mieux vaudrait alors, assurément, déposer le nom d'”université”, puisqu’il s’était depuis toujours appliqué à désigner une institution combinant la production du savoir avec sa transmission, donc la recherche du savoir avec la formation des futurs savants ?


La science comme “éducation morale”

C’est précisément à ce niveau de la réflexion sur les fonctions de l’Université que le modèle idéaliste trouve sa plus certaine spécificité, à travers une seconde dimension du projet humboldtien, savoir : la prise en compte d’une exigence pratique bien comprise.

Toute la réflexion des philosophes de l’idéalisme allemand, axée sur la volonté de séparer avec rigueur écoles professionnelles spécialisées et universités, conduisait en effet à concevoir que ces dernières, parce qu’elles se voyaient ainsi garantir 1’exclusivité de l’acquisition du savoir proprement théorique ( non pragmatique ), recevaient aussi l’exclusivité de la véritable formation pratique. À cela, principalement, deux arguments :

– D’une part, la formation ( Bildung ) de l’homme est préparation à la liberté : or, celle-ci ne saurait s’apprendre mieux, explique Humboldt, que par la pratique universitaire de la science comme “activité autonome”, ne trouvant sa fin qu’en elle-même. – D’autre part et peut-être surtout, la formation de l’homme ne saurait se réduire à l’acquisition d’une quelconque habileté technique sectorielle ( d’un savoir-faire ) : seul pourrait vraiment donner des orientations pratiques, donc proprement “former”, un savoir plus englobant, animé par l’idéal de tout dériver d’un principe originel; or, cet idéal est précisément celui-là même de la science, telle qu’elle ne cesse d’être comprise, durant toute cette séquence, comme dynamisée par l’exigence du système.

En conséquence, c’est donc en visant la science en tant que science, et parce que la science, dans sa pureté, est à la fois une activité autonome et un regard totalisant, que les universités contribueront à ce que Humboldt appelle l'”éducation morale de la nation”[23]. Ce pourquoi il devenait si important, pour boucler la cohérence du projet, de critiquer les universités traditionnelles comme procédant à une simple juxtaposition chaotique des disciplines et de réinterpréter le terme même d’université comme désignant une institution capable d’assurer une organisation unitaire et totalisante des divers champs scientifiques : parce que l’Université rénovée et modernisée est universitas scientiarum, c’est à travers l’Université que la science forme. Ce qui n’est pas le cas dans les écoles spéciales, plus éducatrices ( au sens d’une éducation “spécialisée” ) que réellement formatrices. Ni non plus dans cette “cosse vide” qu’est selon Humboldt l’Université traditionnelle, où l'”accumulation purement extensive du savoir” fait que tout y est “irrémédiablement perdu”, aussi bien pour la science elle-même ( qui ne progresse que dynamisée par l’idéal de son unité ) que pour l’État, qui attend de l’organisation scientifique supérieure la “formation spirituelle et morale des citoyens”.

Ainsi le modèle humboldtien s’affirmait-il comme une sorte de compromis qui tenait du miracle : de la critique menée par l’esprit du temps contre les universités issues du Moyen Âge, il intégrait l’exigence que la recherche pût ouvrir sur un enseignement pouvu d’une finalité pratique; pour autant, il récusait l’interprétation de cette finalité pratique en termes d’utilité professionnelle et réussissait par là à préserver l’Université, comme lieu de recherche et de formation, d’une pure et simple dissolution dans le mouvement des écoles supérieures spécialisées. Cette modernisation sans rupture apparente sauvait en la transformant profondément l’Université d’une fin à laquelle elle se trouvait promise quelques années auparavant et lui ouvrait un prestigieux destin que d’autres traditions universitaires allaient pouvoir dès lors rêver d’imiter.

De tels déplacements, cependant, étaient-ils suffisants, par rapport au modèle traditionnel, pour que la conception allemande pût dès lors fonctionner, dans l’imaginaire académique, comme le terme de référence durable de toute entreprise soucieuse d’intégrer l’institution universitaire dans la logique de la modernité ? Si l’on considère que cette logique a quelque chose à voir avec une exigence d’autonomie dont j’ai essayé, au début de ce chapitre, de cerner les divers visages, la réponse me semble ne pouvoir être que fort nuancée. Le modèle allemand apparaît en effet avoir répondu de façon fort satisfaisante à l’exigence d’autonomie externe, et de ce point de vue la défaite de Fichte face à Schleiermacher, entérinée par les choix propres de Humboldt, ne peut apparaître que comme une étape fort instructive, notamment par rapport à la configuration française, de la modernisation universitaire. Plus complexe est en revanche, on le verra, l’appréciation de ce à quoi est parvenue l’Université allemande en matière d’autonomie interne.


L’autonomie externe : la défaite de Fichte

L’antagonisme qui traverse le plus manifestement le débat berlinois a souvent été mis en évidence : les Pensées de circonstance proposées par Schleiermacher s’opposent au Plan déductif de Fichte comme une conception libérale de l’Université à une conception autoritaire.

De fait, chez Fichte, l’Université qu’il s’agit de réorganiser d’après des principes rationnels se trouve conçue selon des modèles, ceux de la “totalité familiale” et de l’organisme ( § 37 ), qui évoquent encore de façon frappante la structure médiévale de la corporation. En dérivent des subordinations multiples entre les éléments du système ( par exemple celle des “membres individuels” à un tribunal “de caractère paternel ou fraternel” chargé de punir les fautes ), une hiérarchisation des disciplines, ainsi que des diverses classes d’étudiants les unes par rapport aux autres. Qui plus est, Fichte souhaite l’intégration rigoureuse de l’Université dans une totalité plus vaste, celle de la nation et de l’État – au point que, du statut de l’Université comme Université d’Etat, se déduisent ici un certain nombre de conséquences quant à ses fonctions, voire quant au contenu de l’enseignement dispensé. Ainsi Fichte soutient-il, en quelque sorte à l’avance contre Humboldt, que la libre acquisition par les étudiants d’une culture ou d’une formation personnelle ( Bildung ) ne saurait satisfaire l’État, mais que celui-ci ne finance les Universités qu’en comptant sur elles comme sur de véritables “établissements d’éducation” ( Erziehung ), préparant les futurs citoyens à remplir une fonction dans la communauté nationale ( § 13 ). Dès lors, il apparaît dans la logique de ce système que les individus n’y aient plus d’existence autonome et qu’ils soient réduits à abdiquer leurs spécificités pour ne plus être que les rouages de cette totalité où les études sont planifiées autoritairement par des comités. Que la mort de l’individu se profile à l’horizon de ce système qui uniformise, non pas seulement au sens figuré, mais même au sens propre[24], on le craindra encore davantage quand on verra Fichte refuser qu’il puisse y avoir dans le même État une pluralité d’universités. En quelques mots : puisque “l’universalité élimine la particularité”, l’existence d'”universités provinciales” contiendrait en fait une véritable contradiction, et par conséquent “un État ne devrait avoir aussi de plein droit qu’une université” ( § 49 ). En même temps que la perspective d’une quelconque autonomie administrative de fonctionnement, c’était ainsi le principe même du pluralisme universitaire qui se trouvait allègrement sacrifié – Fichte opposant aux arguments en faveur d’une pluralité d’établissements autonomes ( naissance d’un esprit particulier, original, dans chacune de ces universités ) que, si la Science existe, il n’y a plus une multiplicité d'”esprits qui chacun pour soi suivent leur nature, mais seulement un, clairement pénétrable dans son unité”.

Par contraste, c’est en revanche un système fort libéral que décrit Schleiermacher. La crainte de l’asservissement à l’État lui fait réduire le rapport de l’Université à l’État au minimum, c’est-à-dire à l’appui financier dont a besoin l’Université, par ailleurs autonome; encore dit-il sa méfiance à l’égard d’un tel appui et laisse-t-il percer le souhait qu’il puisse être réduit à l’indispensable. De même, la crainte de l’uniformisation l’incite à accorder aux professeurs la plus grande liberté, à ne leur imposer ni programmes ni méthodes, à laisser plusieurs professeurs entrer en concurrence au sein d’un même domaine[25]. Parallèlement, concernant les étudiants, Schleiermacher n’hésite pas à préférer les abus à la tutelle : il n’y aura donc dans son projet nul tribunal interne, et c’est un minimum d’obligations qui se trouvera imposé. Enfin, bien loin que l’Université doive être intégrée dans le tout plus vaste constitué par l’ensemble de l’appareil éducatif, l’autonomie respective des divers registres devra être préservée : en conséquence, l’indépendance de la recherche ( Académie ) par rapport à l’enseignement ( Université ) se trouvera garantie, de même que celle de l’enseignement universitaire par rapport aux buts pratiques des écoles plus spécialisées et plus professionnalisées.
Face à un tel affrontement, chacun ne peut qu’être porté aujourd’hui à ratifier le choix de Humboldt en faveur du système décrit par Schleiermacher. Ce sont en effet ces mêmes principes libéraux que l’on retrouvera défendus, puis mis en oeuvre chez Humboldt : dès la première page de son essai inachevé de 1809, l’affirmation de “l’indépendance et la liberté” comme “principes” prépare le modèle d’une cohésion où l’individu participe à une “activité commune” qui est certes “ininterrompue”, mais “sans qu’une contrainte ou un but déterminé lui soit imposé”. On voit se déduire alors de ce modèle la non-intervention de l’État, l’existence, assurément, de lois d’organisation au sein des départements, mais une enviable discrétion et souplesse de toutes celles qui règlent les rapports entre ces départements ou entre l’Université proprement dite et la sphère de recherche pure qui correspond à l’Académie.

C’est au demeurant au niveau de cette dernière que l’autonomie, maître-mot d’une telle organisation globale du champ universitaire, atteint sa forme suprême, celle qu’exprime la formule d’une “recherche dans la solitude et la liberté” ( Forschung in Einsamkeit und Freiheit ), où la solitude est comprise comme le gage de la “liberté académique” du chercheur : n’obéissant qu’à sa volonté de découvrir le Vrai, l’activité de l’académicien est solitaire parce qu’autonome, et ce aussi bien vis-à-vis des pressions de l’État que vis-à-vis des demandes de la société, ou même vis-à-vis des besoins des étudiants. Une autonomie qui cependant n’exclut pas les liens, conclut Humboldt, puisque toute l’Université est orientée en quelque sorte téléologiquement vers cette sphère de recherche pure qui en exprime le mieux l’essence : “L’académie et l’Université sont toutes deux autonomes, elles sont cependant liées, dans la mesure où elles possèdent des membres communs, où l’Université accorde à tous les académiciens le droit de faire cours, et où l’académie organise un programme d’observations et d’expériences sur proposition de l’Université”. Bref : l’autonomie comme cohésion sans contrainte.

On aurait mauvaise grâce, dans ces conditions, à ne pas vouloir comprendre la séduction qu’a pu exercer si durablement sur la conscience universitaire l’élaboration d’un tel modèle. Pour autant, la défaite de Fichte et de son projet encore largement empreint de corporatisme suffisait-elle à rendre possible l’élaboration d’un modèle d’Université où les diverses exigences constitutives du principe moderne d’autonomie obtenaient leur pleine et entière satisfaction ? Question complexe, dont le développement supposerait tout d’abord que l’on soit attentif à ce par quoi, même là où les principes défendus s’inscrivent dans le cadre libéral, la conception ainsi produite de l’Université peut cependant conserver une dimension embarrassante du legs médiéval.

Figures écclésiales de l’Université allemande

Il est en fait deux modalités possibles selon lesquelles l’Université, redéfinie selon son concept moderne, peut rester solidaire d’une configuration cléricale. La première modalité est, dans le cadre de cette réflexion, la moins préoccupante, puisqu’elle correspond à la conception fichtéenne, dont nous venons de voir en quel sens elle demeurait éloignée des exigences d’une modernisation réussie. La seconde est plus troublante, car elle se laisse repérer dans le cadre même de ce qui, à travers les Leçons de Schelling, s’inscrit dans le cadre de l’option libérale qu’a synthétisée et mise en oeuvre Humboldt.
Repartons de Fichte. Certes, à aucun moment de son Plan déductif, Fichte n’envisage une quelconque relation de l’Université à l’Église. Ressort important de la dynamique moderne de laïcisation des institutions, la culture protestante a ici accompli son oeuvre : si les universités médiévales étaient reconnues par une bulle pontificale, la Réforme a rompu les liens avec Rome et c’est désormais de la seule autorité civile que dépendent les établissements nouveaux. Aussi est-il clair que, dans l’unique allusion faite aux “premières universités” ( § 1 ), ne s’exprime aucune nostalgie à l’endroit de leur ancien statut : bien au contraire se trouvent-elles purement et simplement renvoyées à un passé révolu où “l’édifice scientifique du monde moderne était encore en grande partie à ériger”. Ce pourquoi l’on sera porté à mettre également au compte de ce processus de laïcisation l’insistance avec laquelle Fichte impose à la théologie, pour lui conserver une place parmi les Facultés, de ne retenir de ses anciennes prétentions que ce par quoi elle peut s’intégrer à l’édifice scientifique : ainsi la “théologie nouvelle” n’appartiendra-t-elle plus guère à l’Université que par sa contribution à la connaissance du grec ( chez les “écrivains bibliques” ) et des langues orientales ( à travers la maîtrise du “dialecte hébraïque” ), ou par les compétences qui sont les siennes dans ce “chapitre de l’histoire” qui correspond au “développement des concepts religieux parmi les hommes”. Singuliers sacrifices qui semblent témoigner que décidément les temps ont changé et que l’Université n’est plus chose d’Église.

Pourtant, le lecteur de Fichte ne pourra se déprendre de l’impression que l’affaire est plus complexe qu’elle n’en a l’air, et que la laïcisation est incomplète. De fait, tout au long de l’ouvrage, c’est l’Université elle-même qui apparaît conçue comme une Église, en tant qu’elle reçoit avant tout une fonction catéchétique. Décrite explicitement comme un séminaire ( § 12 ), où enseignants et étudiants “logent et se nourrissent en commun” en une “intime vie d’échanges”, où les étudiants sont “continuellement sondés et observés dans leur parcours spirituel” ( § 30 ), l’Université fichtéenne, avec ses “novices”, ses “réguliers” et ses “associés”, entreprend de séparer l’étudiant du reste du monde. Confiné en un “parfait isolement” ( § 10 ), l’étudiant devra parvenir à l”‘absorption de toute sa vie dans ce qui est le but” de tout le dispositif, à savoir : éduquer le monde à la rationalité. Car le savoir n’est pas ici à lui-même sa propre fin : la fonction catéchétique de l’Université s’inscrit en fait dans le cadre d’un vaste combat dont les universitaires seront pour ainsi dire les croisés – image qui n’est pas fichtéenne dans sa lettre, mais qui l’est bien quant à l’esprit, puisqu’on peut lire au § 50 :

“Ce n’est plus le combat contre les incroyants, pour lequel les chevaliers de Saint-Jean-de-Malte ont été créés, qui est à l’ordre du jour, mais bien le combat de l’esprit contre l’ignorance, la déraison et toutes leurs tristes conséquences”.

Selon cette logique, l’Université sera donc une “pépinière” ( § 12 ), d’où ceux qui auront recu une “formation scientifique” ( c’est-à-dire, dans la langue de Fichte, une formation à l'”art du savoir”, comprendre : une formation à la vision encyclopédique du savoir ) partiront éduquer le monde en recourant, si besoin est, à une sorte de “catéchisme philosophique” qu’il faudra “donner à apprendre (droit, morale)” à ceux chez qui on ne parviendra pas à développer l’art du savoir ( § 18 ). On voit par conséquent réapparaître ici une figure sacerdotale de l’universitaire : “sel de la Terre”, disait déjà Fichte en 1794 dans ses Conférences sur la destination du savant, “éducateur du genre humain”, le savant formé par l’Université doit agir sur l’humanité pour la rendre meilleure ( pour la rendre plus libre et plus active en développant en elle la raison); ce “prêtre de la vérité” devient ainsi celui qui doit cultiver son époque, non pas seulement être le lieu de la vérité, mais agir en son nom, au sens où les Conférences de 1794 se terminaient par la formule célèbre: “Agir, agir, voilà pourquoi nous sommes là !”.

On dira qu’une telle réapparition de l’universitaire dans la figure du prêtre ( comme missionnaire ) est le plus sûr indice que décidément, chez Fichte, le travail de la modernisation n’a pas assez ébranlé les schèmes anciens – ce dont témoigne aussi, je l’ai noté, l’incapacité du Plan déductif à assurer la moindre autonomie de l’Université par rapport à l’État. De ce point de vue, on soulignera que Schelling, dès 1802, avait pris ses distances avec cet activisme des croisés de la raison, en répondant directement, dans la première de ses Leçons au mot d’ordre formulé par les Conférences de 1794 : “Agir, agir !, c’est 1’appel qui retentit de bien des côtés, mais ceux qui le lancent avec le plus de force sont précisément ceux chez qui le savoir est le moins avancé”.

Est-ce à dire cependant que, du côté de Schelling, le modèle clérical soit totalement absent de la conception de l’Université ? Pour apercevoir qu’il n’en est rien, il faut être attentif à la manière dont chez Schelling lui-même ( comme d’ailleurs chez Fichte et, plus généralement, dans toutes les contributions marquantes du débat berlinois ) la Faculté de théologie se trouve relayée, dans l’importance qui était autrefois la sienne, par la Faculté de philosophie. Dans cette Université qui est le lieu où l’unité systématique du savoir scientifique trouve un accomplissement institutionnel, il est en effet fort compréhensible qu’un rôle très particulier revienne à la philosophie : celui de faire valoir, pour les spécialistes des autres disciplines, le point de vue du Système, c’est-à-dire l’exigence de l’unité du savoir. En conséquence, la Faculté de philosophie sera ici la véritable instance rectrice ou rectorale de l’Université : thème qui, toutefois, ne distingue pas par lui-même la conception schellingienne de ce que Fichte défendra lui aussi en se représentant l’Université comme la réalisation de l’encyclopédie systématique du savoir humain sous l’égide de la philosophie[26].

Ce qui, en revanche, distingue à cet égard l’Université schellingienne, c’est que la promotion qu’y obtient la Faculté de philosophie conduit à accentuer la configuration ecclésiale de l’Université tout autrement que chez Fichte. Si en effet on peut parler ici aussi de configuration ecclésiale, c’est moins, cette fois, par considération de sa fonction catéchétique que dans la mesure où l’Université, à travers laquelle l’unité systématique du savoir trouve comme une incarnation, répète ou exprime dans le monde sensible l’unité de l’intelligible : bref, l’Université prend en quelque sorte, vis-à-vis de l’Absolu, la forme du “corps mystique”. Précisément parce qu’elle s’organise autour de la philosophie comme constituant le “lien” ou l'”unifiant” des différentes disciplines, l’Uni-versité fait surgir le savoir comme totalité et, à travers ce surgissement du Vrai, c’est au fond Dieu lui-même ou l’Absolu ( l’Identité ) qui se réfléchit spéculativement ou, dit Schelling, “se répète” au sein du réel[27]. La philosophie, et donc l’Université dont elle est le “lien” ( en tant que c’est la philosophie qui fait surgir l’Université comme Uni-versité ), prend ainsi, par définition, une figure christique souvent analysée par les commentateurs de Schelling – au sens où l’Absolu, dans son autorévélation, utilise, tel le Père se réfléchissant dans le fils, la philosophie comme le medium ou le speculum de son auto-affirmation.

Je n’ai pas à entrer ici dans l’analyse des soubassements philosophiques de cette thématique[28]. Du moins est-il clair que l’opposition de Schelling et de Fichte dans ce débat sur l’Université ne doit pas masquer le fait que, pour l’un comme pour l’autre, si l’Université n’est certes plus chose d’Église, c’est dans l’exacte mesure où elle est elle-même Église. Car, dans la perspective qui est celle de Schelling, si la Raison est à l’Absolu ce que le Fils est au Père, 1′ Université sera à la Raison ce que l’Église de Pierre est au Fils : inscrite dans cette perspective théophanique, elle aura pour destination d’être une “figure annonciatrice de l’Esprit” – ce que Schelling appelle “la figure universalisante, récapitulative de l’Ecclesia spiritualis comme corpus mysticum“.

En ce sens, Schelling et Fichte peuvent bien être en constant débat sur la manière dont se doit concevoir la fonction de l’Université ( comme fonction théophanique ou comme fonction catéchétique ) : il n’en demeure pas moins que, cernée à partir de leur affrontement, la référence allemande nous laisse en fin de compte fort démunis quand il s’agit de concevoir une alternative à la structure traditionnelle de l’Université. Soutenir, comme Fichte, qu’il n’y a de manifestation de Dieu dans la nature qu’à travers un processus de moralisation et de culture de l’humanité dirigé par ceux qui possèdent le savoir de l’Absolu; ou estimer, comme Schelling, que l’Absolu trouve dans l’Uni-versité l’une de ses plus pures expressions : c’est, dans un cas comme dans l’autre, accepter que l’interrogation sur l’Université reste solidaire de convictions et de représentations théologiques ou “métaphysiques” que son statut traditionnel de “chose d’Église” avait au moins le mérite d’exprimer clairement. Aussi est-il permis de se demander si, à travers le maintien d’une telle solidarité, ne s’atteint pas l’une des limites les plus cruelles de l’Université idéaliste, du moins quant à sa capacité à constituer aujourd’hui encore une référence susceptible d’orienter la réflexion quand il s’agit de déterminer sous quelle forme l’institution universitaire pourrait répondre aux exigences de la modernisation.

Un modèle allemand ?

On m’objectera que les positions défendues par Schelling et Fichte n’épuisent pas le champ des réflexions qui ont été contemporaines de la fondation de l’établissement berlinois, et que les conceptions formulées par Schleiermacher ou par Humboldt se prêteraient moins à la démonstration que je viens d’esquisser. Donc acte. Mais comment ne pas convenir que, dans toute cette séquence, Schelling et Fichte sont ceux qui poussent le plus loin l’approfondissement philosophique du nouveau concept d’Université et qui permettent donc d’en appréhender le mieux les présupposés ? On m’objectera aussi qu’en tout état de cause il ne faut pas confondre l’Université allemande et les philosophies allemandes de l’Université. Je l’accorde bien volontiers, mais le rôle des philosophes dans la formation de l’Université humboldtienne a été si central qu’il me paraît difficile, pour appréhender le sens de ce à quoi ils ont contribué, de mettre ici entre parenthèses leurs convictions ultimes. Au demeurant, est-il vraiment exclu de déceler dans l’Université allemande elle-même, du moins telle qu’elle a émergé de ce débat, les traces des ambiguïtés et des limites qui viennent d’apparaître au plan philosophique – au point qu’il faudrait alors fortement modérer les ardeurs de ceux qui aperçoivent là un modèle, non pas seulement à respecter, mais bel et bien à reproduire ?

Qu’a-t-on cru trouver en effet dans la référence humboldtienne ? Ou, si l’on préfère : pourquoi l’éventuel “modèle allemand” a-t-il tant séduit, jusque dans les dernières décennies ? A la faveur de la première explosion démographique connue par l’Université à la fin des années 50 et au début des années 60 de ce siècle, certains virent dans la déstabilisation qui en résulta au sein de nos universités, et dans les interrogations qui s’ensuivirent sur leurs fonctions, l’occasion d’opposer modèle français et modèle allemand, pour défendre la perspective d’une rénovation prenant comme terme de référence l’idée allemande de l’Université. Telle était par exemple l’une des tentations de Gusdorf, en 1964, dans L’Université en question, quand la nostalgie de l’Université médiévale ne mobilisait pas l’essentiel de sa réflexion. L’ouvrage s’en prenait très fortement à une conception française des universités qu’il estimait héritée de la centralisation napoléonienne et dénonçait la volonté de tranformer les universités ( devenues universités de masse ) en écoles professionnelles spécialisées – là où, selon lui, la vraie fonction de l’Université, telle qu’elle s’était avant tout exprimée, au-delà du Moyen Âge, dans le modèle allemand, aurait été d’être un “organisme de recherche”, “le lieu par excellence des études libérales”, c’est-à-dire d’études animées par la recherche désintéressée de la vérité. Bref, ce que nous apprendrait une dernière fois le débat allemand, c’est qu’il s’agirait avant tout, pour les universités, de produire et de transmettre la “Haute Culture” : fonction qui, assurément, dans des sociétés industrielles axées sur la rentabilité immédiate, constituerait un “luxe”, mais un luxe légitime, si tant est qu’à travers la possibilité d’un tel luxe ne se jouerait au fond rien de moins que l’affirmation par l’humanité de sa “vocation propre”. Dit autrement :

“La fonction propre de l’Université serait le service de l’esprit, accompli non pas en vue d’une fin extérieure, quelle qu’elle soit, mais par fidélité à un impératif spécifiquement humain dont il semble bien qu’aucune civilisation de quelque importance n’a pu méconnaître l’urgence”[29].

En ce sens, le “fastueux gaspillage” que peuvent représenter, du point de vue de la stricte économie, des universités comme celles de Cambridge et d’Oxford, de Salamanque ou de Coïmbra, attesterait que les sociétés où elles sont nées avaient compris que l’Université n’est pas là pour “servir à quelque chose”, mais qu’elle a simplement pour fonction de rappeler par sa seule présence “les hommes à l’ordre de l’humanité”. Ce que précisément, en France, nous aurions oublié, notamment depuis Napoléon et sa volonté de transformer l’enseignement supérieur en écoles professionnelles[30] : “La France, qui fut en Occident, sinon l’inventrice, du moins la grande inspiratrice de l’Université, a perdu lentement le sens et la conscience de cette institution dont elle avait fourni, au XIIIe siècle, le prototype exemplaire”[31].

En vertu de quoi il faudrait convenir que, “depuis le XIIIe siècle, l’histoire de l’Université en France n’est que l’histoire d’une dégradation inexorable”. Par opposition, la tradition allemande n’aurait jamais laissé échapper l’idée selon laquelle l’Université “a pour fin dernière la recherche et la perpétuelle remise en question de la vérité sous toutes ses formes”. Ce dont témoignerait justement, “au début du XIXe siècle, la fondation de l’Université de Berlin”, qui allait constituer “l’Université-pilote du XIXe siècle”, avec pour projet la production de la science comme “haute culture” : le principe allemand de la “liberté académique”, gage d’autonomisation de l’Université vis-à-vis de toute autre exigence que celle de la Science, serait ainsi entré directement et durablement en concurrence avec un principe français qui allait être celui de l’assujettisement à l’Etat. Ainsi n’aurions-nous d’autre ressource ( telle était au fond la principale conclusion de Gusdorf ), au moment où le modèle napoléonien, centralisateur, éclate de toute part sous la pression d’une population universitaire dont la multiplication ne s’accommode plus de cette centralisation, que de nous demander enfin si le temps n’est pas venu de changer radicalement de principe et de nous inspirer du modèle allemand. Ce pourquoi il faudrait donc, “à l’allemande”, séparer radicalement l’enseignement professionnel supérieur et l’Université proprement dite, conçue purement et simplement comme une “fin en soi”. Ce pourquoi il faudrait aussi, concluait non sans courage Gusdorf, convenir que l’Université de masse est “une contradiction dans les termes”, voire une “malhonnêteté intellectuelle”[32], précisément parce que l’Université “répond à l’exigence de la haute culture” et que la “haute culture”, prise comme “fin en soi”, est tout autant un luxe que la haute couture : de même qu'”en travaillant librement pour le luxe de quelques-uns, le couturier finit par contribuer à l’élégance de tous”, de même ce serait en produisant pour une élite et par une élite un haut savoir qui est à lui-même sa propre fin que l’Université préparerait sa redistribution “aux enfants des lycées et des écoles”.

J’ai une conception suffisamment “polémique”, au sens non superficiel du terme ( “polémologique”, si l’on préfère ), du débat intellectuel et philosophique pour apprécier une telle netteté de ton, et surtout une telle netteté d’option. Donc pour estimer que l’option mérite d’être discutée. A supposer que la fondation de l’Université Humboldt ait donné naissance à “l’Université-pilote du XIXe siècle”, l’Université du passage du XXe au XXIe siècle peut-elle encore se concevoir selon un tel modèle ?

Oublier Berlin ?

Esquissant quelques réflexions, en 1963, sur les “mutations sociales de la formation universitaire”[33], Jürgen Habermas estimait que “les convictions philosophiques de l’idéalisme allemand en matière d’enseignement supérieur”, telles qu’elles avaient nourri l’Université humboldtienne, “ne sont plus pertinentes”. Geste qui, par sa portée désacralisante, n’était pas lui non plus sans courage dans le contexte allemand, de la part de quelqu’un qui, après tout, abordait alors la carrière universitaire.

Ce que vise Habermas à travers cette désacralisation, c’est en tout cas cette thématique même de l’unité systématique du savoir dont nous avons vu combien elle sous-tendait les réflexions des années 1802-1810, au point d’avoir suscité la réinterprétation de l’Université comme universitas scientiarum. Une thématique qui, estime Habermas, ne serait plus et ne pourrait plus être désormais, ni philosophiquement ni épistémologiquement, au centre de la réflexion contemporaine. Tant et si bien que, dans ces conditions, il faudrait donc poser le problème d’une nouvelle conception de la “formation universitaire”. Plus précisément : l’Université humboldtienne, comme Université idéaliste, souffrirait aujourd’hui de s’être adossée à la perspective philosophique du Système. L’histoire ultérieure de la raison aurait en fait conduit du projet moderne de totalisation des connaissances à sa critique insistante et multiforme par la pensée contemporaine, donc à l’éclatement de la rationalité en rationalités fragmentées, multiples, non totalisables.

En outre ( et Habermas insiste avant tout sur cette seconde dimension de caducité ) la réflexion des philosophes de l’idéalisme allemand est axée sur la conviction que la science pure, considérée et pratiquée indépendamment de ses éventuelles applications, possède une fonction formatrice et qu’une “Université des sciences” se doit acquitter d’une tâche éducatrice de l’humanité : or, cette conviction aurait été rendue largement caduque par l’évolution des disciplines techniques et des compétences technologiques. Dans le système de travail que connaissent les sociétés industrielles, on ne pourrait plus séparer savoir et technique, puisqu’on assiste en réalité, constamment, à l’utilisation de la science par la technique et à la réutilisation des progrès techniques par la science : bref, dans ces conditions transformées, l’Université n’aurait plus véritablement de raison de se protéger de la sphère professionnelle sous prétexte que celle-ci serait étrangère au savoir. Ipso facto, les conceptions des philosophes de l’idéalisme allemand apparaissent relever de formes pré-industrielles de la pratique professionnelle, et être incapables de fournir des réponses aux questions de notre présent, notamment celle-ci : comment prendre en compte ce savoir venu d’ailleurs, issu de compétences techniques qui suscitent aujourd’hui leur propre théorie ? Un tout autre modèle d’organisation et de fonctionnement de l’enseignement supérieur serait à reconstruire, puisque c’est à une tout autre conception des fonctions de l’Université qu’il faudrait désormais donner naissance.

A ce diagnostic sévère vient pourtant se mêler une dimension de nostalgie à l’égard de l’Université humboldtienne. Certes les rationalités technologiques engendrent aujourd’hui par elles-mêmes du savoir, et de ce fait le pouvoir encore “clérical” de l’Université semble voué à disparaître sous sa forme traditionnelle de lieu unique du savoir – éclatés que sont dorénavant les multiples lieux d’un savoir qui ne fait plus et ne fera plus jamais un. Cela étant, toute la difficulté à laquelle la culture contemporaine se trouve affrontée tient au fait – et l’analyse, ici, ne manque pas de sagacité – que ces rationalités technologiques n’aident pas pour autant à acquérir des aptitudes proprement pratiques : le pouvoir de manipuler un secteur du réel ne garantit pas que l’on possède aussi celui d’agir, c’est-à-dire de déterminer ce qui est pratiquement nécessaire du point de vue de l’intérêt général. En d’autres termes : on ne voit pas que le savoir issu des rationalités technologiques soit formateur, du moins pour tous ces secteurs de l’activité sociale où il s’agit non pas simplement de maîtriser techniquement le monde, mais de faire preuve d’une “volonté démocratique”. De ce point de vue, comment ne pas éprouver dès lors une certaine nostalgie en songeant à la foi de l’idéalisme allemand en une science pratiquement, humainement formatrice, et estimer qu'”aujourd’hui comme jadis”[34] il y aurait là un idéal dont il conviendrait, tant que faire se peut, de rapprocher la réalité universitaire ? Est-ce à dire pour autant que, devant l’impuissance des rationalités technologiques dans la formation d’une aptitude à décider de ce qui est pratiquement nécessaire en vue de l’intérêt commun ( donc dans la formation de la “volonté démocratique” ), il faille envisager un retour à l’Université formatrice de modèle humboldtien ?

La réponse de Habermas est en fait nuancée, de même qu’est partagée sa position sur la question, sous-jacente à la discussion, des fonctions de l’Université. D’un côté, il convient de réactiver ( et comment ne ferait-on pas sienne cette conviction ? ) l’idée que l’Université a un type de formation spécifique à dispenser, à côté des écoles professionnelles – formation sans laquelle les questions pratiques seront abandonnées aux jugements de valeur incontrôlés et arbitraires, condamnant ainsi notre futur moins à une nouvelle progression des Lumières qu’à une retombée dans la barbarie. Comme dans les projets conçus à l’époque de Humboldt, la formation dispensée spécifiquement par l’Université devra donc être, sinon prise en charge, du moins pilotée par une “science capable de réfléchir sur elle-même” : une science capable d’apporter à tout savoir ce regard sur lui-même, ce “savoir du savoir” grâce auquel seulement le détenteur d’une compétence spécialisée peut prendre assez de recul par rapport aux résultats scientifiquement atteints pour se poser des questions de finalité ou d’implications sociales et politiques. Pour autant, à travers la reconnaissance qu’un telle discipline réflexive devrait intervenir dans tous les cursus parallèlement à l’acquisition de compétences sectorielles, est-ce à dire qu’il faille à nouveau réinstaller la philosophie au sommet de l’édifice universitaire, comme science des sciences ? Telle n’est pas, on s’en doute, la position défendue par Habermas, dans la mesure précisément où la philosophie n’avait prétendu à cette réflexivité qu’en se croyant capable d”‘englober” tout le savoir et, comme telle, de le réfléchir : or, ce rêve de la métaphysique s’est aujourd’hui dissipé, la philosophie elle-même s’est faite critique de son ancienne visée du Système et les savoirs se laissent désormais si peu dériver philosophiquement d’un principe unique qu’ils surgissent de toutes parts, hors de la philosophie et sans relation avec elle. La relève de la philosophie devrait donc être assurée par une autre discipline ou un autre groupe de disciplines, incarnant un autre modèle de réflexivité, que Habermas pense pouvoir trouver dans les sciences humaines. Oublier Berlin tout en conservant quelque chose de l’héritage humboldtien ( l’idéal d’une formation par la science ), ce serait donc situer dans les sciences de la réalité historique et sociale le lieu nouveau où se formerait la conscience réflexive, en érigeant pour ainsi dire ces disciplines en nouvel arbitre du “conflit des Facultés”.

Un nouveau conflit des Facultés ?

Revenons un instant, pour préciser la portée de la tentative habermassienne, à ce qu’avait été le premier “conflit des Facultés”, tel que Kant, en 1798, le mettait en scène dans un ouvrage auquel il donnait ce titre. Il y réfléchissait sur la situation de la Faculté de philosophie par rapport aux trois autres Facultés. Réflexion importante sur le trajet qui conduisit de l’Université médiévale à l’Université contemporaine, car si la Faculté de philosophie était alors l’héritière de la Faculté des arts, elle préfigurait aussi, à sa manière, les futurs regroupements, facultaires ou non, qui rassembleront, autour des lettres, puis des lettres et sciences humaines, la majeure partie de nos étudiants. Réflexion significative aussi parce que Kant, ignorant encore de ces développements, s’y applique surtout à arracher l’ancienne Faculté des arts à son statut originellement subalterne ( propédeutique ) pour lui conférer au contraire, sous l’égide de la philosophie, une réelle prééminence dans l’universitas scientiarum.

Pour l’essentiel, cette tentative se concentre dans la première section de cet ouvrage, laquelle, à propos du “conflit de la Faculté de philosophie avec la Faculté de théologie”, évoque d’un point de vue original ( qui engage la question de l’autonomie universitaire ) la division traditionnelle des Facultés en deux classes[35].

Au sein des “trois Facultés supérieures” ( théologie, droit et médecine ), l’État intervient légitimement dans l’organisation des enseignements, accorde Kant, parce qu’il s’agit là de Facultés dont les enseignements ouvrent au gouvernement la possibilité d’avoir une influence sur les citoyens. Par les enseignements de théologie, qui se rapportent au “bien éternel de chacun”, le gouvernement peut influencer “l’intimité des pensées et les volitions les plus secrètes de ses sujets”, à travers les convictions les plus profondes qui animent leurs choix et leurs actions. Dans le secteur du droit, qui se rapporte au “bien social” des sujets, “il peut tenir leur comportement extérieur sous la bride des lois publiques”. Par la médecine enfin, qui se rapporte au “bien corporel”, ce même gouvernement peut s’assurer l’existence d’un peuple fort et nombreux qu’il trouve à sa disposition pour ses desseins”.

Quand il s’agit en revanche de la “Faculté inférieure” qu’est supposée être la Faculté de philosophie[36] ( en tant qu’héritière de ce qui constituait au Moyen Âge le premier niveau des études ), l’Université y apparaît pleinement “indépendante des ordres du gouvernement pour ce qui est de ses enseignements” et elle n’a affaire qu'”à l’intérêt scientifique, c’est-à-dire à la vérité” : en ce sens, comme Faculté “où la raison doit avoir le droit de parler publiquement”, la Faculté de philosophie doit avoir la liberté, estime Kant, “non de donner des ordres, mais pourtant de les juger tous”. Dès lors, on peut bien continuer à la désigner comme “Faculté inférieure”, parce que le gouvernement n’y voit pas un moyen de se procurer une influence sur le peuple, mais l’ infériorité ainsi reconnue du point de vue de son utilité immédiate pour l’État n’est en fait que l’envers d’une supériorité autrement importante : c’est au fond dans cette Faculté, où toute liberté est laissée à la raison de se développer selon ses lois propres, que l’Université atteint à la plus haute autonomie, celle en vertu de laquelle toute son activité ne s’ordonne qu’à la considération de la vérité. Autonomie qui lui confère alors un droit de regard sur toutes les autres Facultés : cultivant plus que toute autre Faculté la raison comme telle, la Faculté de philosophie, qui incarne la liberté de la pensée, donc la conscience critique, “peut revendiquer de soumettre la vérité de tous les enseignements à examen”, là où les autres secteurs de l’Université adhèrent à des traditions, à des formules établies, à des autorités qui constituent comme autant de limites à l’activité indépendante de l’esprit.

La portée de cette contribution kantienne ne doit pas être sous-estimée. Inversant la relation traditionnelle, Kant subordonnait les Facultés spécialisées et “professionnalisées” à une composante plus “généraliste”, orientée vers l’exploration du savoir humain dans toute son extension et du seul point de vue de la production du vrai. En outre, parce que les disciplines réunies par la philosophie au sens large cultivaient la raison comme telle et développaient un esprit de libre examen rationnel s’incarnant plus particulièrement dans la philosophie au sens restreint, la Faculté correspondante se voyait reconnaître le privilège d’être l’instance chargée d’apporter à tous les autres savoirs un supplément de conscience et de réflexion. A bien des égards, le Conflit des Facultés préfigurait ainsi ce qui allait se mettre en place, une dizaine d’années plus tard, à la suite du débat berlinois – notamment ce recentrement de l’institution autour d’une Faculté de philosophie perçue comme incarnant au mieux l’exigence universitaire d’une relation au savoir soustraite aux seuls impératifs de l’utilité. Qu’à ce recentrement Schelling ou Fichte aient tenté d’apporter d’autres justifications, plus spéculatives que dans l’ouvrage de 1798, cela n’affaiblit en rien une continuité qui, dans ce registre, passe par Kant et remonte sans doute jusqu’aux options qu’avaient prises sous ce rapport les Universités réformées de Göttingen ou de Halle[37].

C’est en tout cas cette fonction critique de la philosophie qu’un Habermas regrette avec nostalgie dans l’Université allemande du XIXe siècle, en estimant à la fois qu’aujourd’hui la philosophie, devenue une discipline particulière ( spécialisée ) comme les autres, n’a plus aucun titre à remplir cette fonction, mais que la fonction doit malgré tout être remplie. D’où sa suggestion de la confier aux sciences sociales, dans la mesure où ces discipines, en réfléchissant sur le mode de production historique et collectif des savoirs techno-scientifiques, ainsi que sur le mode d’insertion de leurs résultats dans l’espace commun, seraient désormais les seules à poser les questions relevant des aptitudes pratiques : en ce sens, elles constitueraient, à l’époque contemporaine, la véritable et nouvelle instance de la formation universitaire au sens humboldtien du terme – comme formation formatrice à un savoir.

Que peut-on penser d’une telle solution qui ne préserve l’idée de formation universitaire qu’en déléguant électivement cette tâche aux sciences sociales ? Diverses objections me semblent ici devoir être soulevées. Tout d’abord, ce nouveau conflit des Facultés, tel qu’il faudrait l’arbitrer cette fois en faveur des sciences sociales, n’est peut-être pas si aisé à trancher. Car comment ignorer, pour confier aux sciences sociales comme telles la fonction critique et réflexive, le retour de certaines disciplines ou de certains courants relevant de ce secteur à une prétention au savoir absolu ( je pense à certaines figures de la sociologie, notamment en sociologie de la connaissance ) ? Au point que, devant ces nouveaux visages du dogmatisme, l’on peut parfois douter que des disciplines capables d’être si peu critiques et si peu réflexives vis-à-vis d’elles-mêmes soient à même de remplir efficacement la fonction laissée vacante par la philosophie. Doute que renforcera d’ailleurs la constatation qu’ont pu se reconstituer ici des configurations cléricales n’ayant rien à envier à celles qui ont été analysées dans l’Université idéaliste : que dire en effet des pratiques catéchétiques de ces croisés de la démystification idéologique qu’ont été si longtemps les sociologues marxistes ? Bref, l’installation d’une Faculté des sciences sociales dans la position de centre institutionnel et de moteur véritable d’une Université à nouveau modernisée exigerait pour le moins que les savoirs concernés fissent preuve à leur propre égard d’autant de réflexivité qu’à l’égard des autres savoirs – ce qui pourrait bien requérir la mise en chantier d’un épisode supplémentaire du conflit des Facultés : car quelle est la Faculté qui revendiquera la charge d’apporter aux sciences sociales elles-mêmes la réflexivité et la conscience critique ? D’une certaine biologie fonctionnaliste aux sciences cognitives, je vois bien surgir aujourd’hui quelques prétendants : du moins m’accordera-t-on que le conflit qui commence ainsi à poindre reste largement, une fois encore, à arbitrer.

Plus redoutablement peut-être : ce qui frappe dans les remarques de Habermas sur les mutations à mettre en oeuvre dans les formations supérieures tient à une propension marquée à demeurer dans le cadre des schèmes anciens, lors même qu’il s’agirait peut-être avant tout ( comme l’annonçait la partie critique de l’analyse ) d’assurer aujourd’hui leur relève. La substitution d’une Faculté des sciences humaines ( ou des sciences sociales ) à la Faculté de philosophie, comme foyer et quintessence de l’Université, laisse en fait inchangées les grandes lignes du modèle berlinois : combinaison de l’enseignement et de la recherche, autonomie de cette recherche et de cet enseignement vis-à-vis de toute contrainte politique ou sociale, formation par la science, division facultaire, institutionnalisation, par l’intermédiaire d’une Faculté particulière, de la réflexion critique comme garante de l’unité et de la liberté de l’Université, – tout ce qui avait défini l’organisation interne et externe de l’édifice humboldtien semble ainsi devoir subsister, inchangé, un siècle et demi après la phase de modernisation qui avait valu à l’Université allemande sa réputation[38]. Or, le maintien d’une telle fidélité aux objectifs humboldtien, par delà la remise en cause de tel ou tel aspect institutionnel de l’Université idéaliste ( par exemple, de la place qui y était faite à la Faculté de philosophie ), est-il véritablement compatible avec une prise en compte suffisamment lucide des réalités contemporaines de l’enseignement supérieur ? N’y a-t-il pas par exemple quelque naïveté à cantonner la discussion à une simple poursuite du “conflit des Facultés”, quand, entre autres pièces importantes de l’édifice, c’est la structure même des Facultés qui vole en éclat ?


La fin des universités ?

Jürgen Mittelstrass, dans le cadre de recherches sur l’Université allemande que j’ai déjà évoquées à plusieurs reprises, a le mérite d’avoir enregistré cet étonnant décalage entre une théorie, où le mythe humboldtien survit, et une pratique de l’enseignement supérieur où la conception idéaliste est devenue entièrement mythique. De fait, aussi bien la science que l’Université se sont aujourd’hui transformées dans des propositions telles que la perspective d’une formation universitaire par la science apparaît singulièrement inadaptée.

La recherche scientifique est devenue, dans la vie de la société, un “facteur de production”, largement conditionné par les données de la concurrence entre des intérêts privés. Elle se développe pour l’essentiel dans des laboratoires extérieurs au monde universitaire et sur un mode tel que la spécalisation extrême est désormais le gage le plus certain de la rentabilité : comment une science qui a pris un tel visage pourrait-elle encore prétendre être “formatrice”, au sens de cette “formation/culture” ( Bildung ) que visait l’idéal humboldtien d’une “formation par la science” ? Parallèlement, l’Université, devenue jusqu’à la démesure une “Université de masse” où les considérations quantitatives l’emportent sur toutes les autres, obéit à des impératifs qui sont avant tout ceux de la “formation professionnelle” ( Ausbildung ), laquelle n’a elle non plus rigoureusement rien à voir avec une”formation par la science” qui ne se réduisait pas à l’acquisition de compétences. Bref, poursuit Mittelstrass, à une époque qui vit la séparation de la science et de la culture, ainsi que la “scolarisation” ( Verschulung ) d’une Université où les tâches d’un enseignement préparant aux métiers ( selon la formule des “écoles spéciales” ) l’emportent maintenant de façon écrasante sur les exigences de la recherche de la vérité, quel sens pourrait encore avoir un mythe humboldtien qui, conçu pour 3 ou 5 d’une tranche d’âge, se devrait aujourd’hui appliquer à 30 ou 40 de la population considérée ? Et si, dans ces universités atteintes d’éléphantiasis, il n’y a plus d’unité envisageable de l’enseignement et de la recherche, comment ne pas conclure que décidément “la fin des universités semble proche”[39]

Telle n’est pourtant pas la conclusion de Mittelstrass. Certes, l’Université existante, héritière du mythe humboldtien, lui apparaît comme un “monstre fossilisé”, mais “peut-être n’est-il pas encore trop tard”, estime-t-il, pour que ce “dinosaure” qu’est l’Université allemande possède un “avenir”. Dans l’univers contemporain, la science pure, dont l’idéal avait nourri le projet humboldtien, a cédé le pas au règne d’une techno-science pour laquelle il s’agit, non plus seulement, de comprendre le monde, mais aussi de le construire et de le structurer selon nos besoins : univers “léonardien”, si l’on veut, au sens où Mittelstrass voit dans Léonard de Vinci, architecte, savant, artiste, ingénieur, le meilleur symbole de cette quintessence de l’homo faber qu’est l’homme de notre temps[40]. Or, dans un tel univers, les problèmes surgissent avant tout, comme c’est le cas notamment dans le domaine de l’environnement, à l’intersection de diverses disciplines et leur solution requiert des combinaisons de savoirs : dans un “univers léonardien”, ni la recherche ni l’enseignement scientifiques ne pourront donc se définir durablement de façon uniquement “disciplinaire”, mais l’avenir réclamera des compétences transdisciplinaires et imposera d’aller, dans la formation, au-delà de l’émiettement contemporain de la connaissance en de multiples programmes de plus en plus spécialisés ( plus de 4000 domaines de spécialisation sont actuellement recensés dans le haut enseignement allemand ! ). Or, vis-à-vis de telles exigences, la structure des universités, en tant qu’elles sont animées dans la tradition humboldtienne par le projet de rassembler des disciplines diverses dans une entreprise commune, resterait aujourd’hui encore, malgré les ravages de l’atomisation, supérieure à celle de toutes les autres institutions de recherche.

L’horizon de cette analyse est alors prévisible, même s’il est paradoxal : plus que jamais, l’Université doit rester fidèle à son programme idéaliste de faire pénétrer dans la modernité la rationalité et l’esprit des Lumières. Parce que ce programme n’est pas achevé, l’interrompre induirait une peu contestable régression. De même que, d’une façon générale, vouloir dépasser la modernité ( l’esprit des Lumières ) vers une énigmatique post-modernité porte dangereusement à sacrifier la raison elle-même et à basculer du côté des Anti-Lumières, de même vouloir dépasser l’Université moderne telle qu’elle a été conçue au début du XIXe siècle risque fort de conduire à ne plus faire aucune place dans l’Université à la culture, ni à la science conçue comme une “forme de vie”. Ce pourquoi il faudrait donc, selon Mittelstrass, assumer le paradoxe et, comprenant que “l’avenir de l’Université est l’avenir du monde moderne”, préserver ce que l’Université a aujourd’hui d'”inactuel” : ce serait même en creusant sa “distance avec l’esprit du temps” qu’elle porterait en elle “le germe du nouveau” et serait à même de répondre au “besoin de modernisation”.

Argumentation brillante, j’en conviens, où l’idée de faire tenir à l’Université moderne et, plus généralement, à la modernité des promesses qui n’ont pas été menées jusqu’à leur accomplissement définit un style de critique du présent qui ne peut que rencontrer ma sympathie. Encore faut-il toutefois pondérer cette sympathie par la considération des conséquences de l’argumentation. Mittelstrass y insiste en effet avec probité : il n’est pas de formation scientifique, au sens visé par Humboldt, qui ne prenne la forme d’une “culture des élites”. Poursuivie comme telle, la science requiert l’excellence, et c’est pour elle une telle excellence qui constitue, non l’exception, mais la norme. Reconnaître l’inactuelle actualité du programme idéaliste, estimer que “ou bien l’Université a une théorie et celle-ci est idéaliste, ou bien il n’y a pas d’Université”[41], c’est donc inévitablement appeler à recréer, en vue de l’excellence scientifique, des universités d’élite. Toute la question est alors de savoir ce qu’un tel objectif peut signifier, concrètement, après l’ouverture de l’Université, accomplie durant ces denières décennies, à un public toujours plus large. Or, la réponse de Mittelstrass n’est pas sans entretenir sur ce point décisif un certain flou.

Car suffit-il d’appeler à reconnaître que “l’excellence dans la recherche et dans la formation, est une valeur supérieure à l’homogénéité du système”, et donc de chercher à introduire dans l’édifice universitaire davantage de différenciation, en considérant que chaque université peut et doit être un centre d’excellence, non certes, aujourd’hui, dans tous les domaines, mais au moins dans un secteur déterminé ? Perspective somme toute ambiguë. Si elle doit être comprise en effet au sens où, dans chaque université, vont coexister un secteur correspondant à une formation de haut niveau ( et dont l’identité pourra varier d’université à université ) et les autres secteurs abandonnés à la logique de la scolarisation et de la professionnalisation, l’option induit tout de même, à elle seule, peu de transformations et n’affronte pas vraiment la difficulté consistant à déterminer ce qu’il peut en être de la “culture des élites” à l’époque de l’Université de masse. Si, en revanche, l’on entend indiquer, en évoquant la différenciation des universités, que chacune doit désormais se recentrer autour d’un domaine à travers lequel elle pourra constituer un pôle d’excellence et renoncer au projet d’être “une université complète”[42], la transformation envisagée est d’une tout autre ampleur, mais soulève bien des questions. Car, lorsqu’il privilégie cette éventualité, Mittelstrassse se trouve forcé de convenir que, si l’ouverture des Universités s’inscrivait légitimement dans le sens de la modernisation comme accès du plus grand nombre à l’enseignement supérieur, l’avenir des dinosaures que sont désormais des établissements au ventre plus gros que la tête passe “par une puissante cure d’amaigrissement”[43]. On me permettra de reposer la question de savoir ce que cet objectif peut effectivement signifier de façon concrète.

La réponse est fournie, avec la clarté souhaitée, à travers une discussion de la nouvelle organisation de l’enseignement et de la recherche adoptée très récemment en Allemagne. Parce que le principe humboldtien d’une solidarité étroite entre enseignement et recherche ne répondait plus aux impératifs de l’Université de masse, le cursus studiorum a été remodelé en deux cycles : un premier cycle d’études de huit à neuf semestres, dispendant une “formation standard”, inférieure au niveau scientifique visé jusqu’alors; un second cycle strictement scientifique de “promotion” ( Promotionsstudium ), assurant la formation des compétences supérieures requises pour la recherche ou pour les fonctions sociales les plus élevées. Ainsi l’Université a-t-elle fini par inscrire en elle, estime Mittelstrass, la scission, qu’avait essayée d’éviter Humboldt, entre un enseignement proche de la pratique, plus immédiatement rentable ( le premier cycle ), et un collège de savants ou de futurs savants évoquant l’idée ancienne de l’Académie : le compromis humboldtien a ici volé en éclat, puisque l’Université proprement dite s’est ainsi repliée sur la formation des doctorants ( second cycle ) et a installé en elle ( dans son cycle initial ) le modèle des écoles supérieures – disposition dont la réalisation, loin d’améliorer l’Université, marquerait en fait sa disparition, au moins selon la formule qui avait valu à la conception allemande de servir de référence durable. Contre ce virage fatal, qui institutionnalise la dissociation de l’enseignement et de la recherche, Mittelstrass plaide alors franchement pour l’option inverse : non pas importer les écoles supérieures dans l’Université, mais déporter dans ces écoles ( ce que nous appellerions en France l’enseignement supérieur court[44] ) de vastes secteurs des Universités actuelles, de manière à recomposer la tâche première des Universités, c’est-à-dire, à travers la liaison étroite de l’enseignement et de la recherche, la formation de la population savante[45].

Ainsi se clarifie ce que signifie effectivement l’appel qui se trouve lancé aux dinosaures universitaires en vue d’entreprendre une “cure d’amaigrissement”. Je ne saurais prétendre, à ce stade de la réflexion sur la modernisation, que ce qui est ainsi envisagé soit à rejeter sans plus d’examen. Il n’en apparaît pas moins, d’ores et déjà, que l’option défendue, telle qu’elle résulte directement d’une fidélité maintenue à l’idéal humboldtien, consiste à tirer un trait sur ce qu’a été la logique de la modernisation universitaire depuis les années 60. En rejetant hors des Universités toutes les filières qui peuvent donner lieu à une formation par un enseignement supérieur court, spécialisé et professionnalisé, on recrée certes les conditions, pour la population subsistante, d’un haut enseignement à vocation scientifique et associé intimement à la recherche. Deux objections me semblent cependant devoir être adressées à un tel programme :

– Il renonce par définition à tirer profit de ce qu’a été, depuis bientôt quarante ans, l'”ouverture” de l’Université. Que cette ouverture crée aujourd’hui de multiples difficultés, personne, assurément, n’en disconviendra : la seule réponse à cette situation est-elle cependant dans un dispositif qui implique le renoncement à ce que l’on avait accepté ou encouragé ? Est-il véritablement inconcevable d’imaginer d’autres issues à la tension que l’ouverture a créée entre les exigences de la haute culture et les réalités du nombre ?

– En tout état de cause, la solution envisagée ne prend pas en compte l’une des données les mieux assurées de la crise actuelle. Il se trouve en effet que cette tension est à son sommet dans des domaines, ceux de ce que, dans notre tradition, nous appelons les lettres et sciences humaines, où l'”évacuation” d’une partie non négligeable de la population universitaire vers des filières supérieures courtes ( du type des “écoles supérieures” en Allemagne ou, par exemple, des I.U.T. en France ) est de toute façon impossible. Je l’ai souligné dans mon avant-propos : secteur en progression constante depuis des décennies, les lettres et sciences humaines regroupent aujourd’hui près de 40 % des étudiants de nos universités, et l’on voit mal comment, même avec de l’imagination, une partie significative de cette population pourrait être “détournée” vers un enseignement supérieur non universitaire qui, correspondant à leurs compétences ou à leurs goûts, reste très largement à inventer. Au demeurant, à supposer qu’une telle invention et le “délestage ” ( Auslagerung ) de l’Université qu’elle permettrait soient envisageables, est-il absolument certain qu’ils soient véritablement souhaitables ? Car n’y a-t-il pour une société démocratique rien qui soit susceptible d’être défendu et qui mérite d’être préservé dans une situation comme celle qui, aujourd’hui, devrait permettre bientôt à 50 % d’une tranche d’âge de s’essayer à une formation moins professionnalisée, plus ouverte sur les exigences du savoir pour le savoir, que ce n’est le cas, par vocation, dans l’enseignement supérieur extra-universitaire ? Que cette situation soulève de multiples questions quant au destin de la haute culture, je l’accorde volontiers et, comme universitaire, je le vis chaque semaine : pour autant l’allongement de la formation non professionnalisée que permet la massification des universités ne m’apparaît pas non plus comme un acquis culturel que l’on ait le droit de négliger sans plus de réflexion.

Ce pourquoi il ne semble pas aller de soi que la solution, s’il en est une, de la question universitaire, passe inévitablement par la prescription aux universités de cette “cure d’amaigrissement” qui seule permettrait de conférer à nouveau quelque sens ( ou, en tout cas, d’espérer le faire ) à l’idéal humboldtien d’une “formation par la science”. Ce pourquoi également, si la référence allemande ne saurait plus donner lieu aujourd’hui à une entreprise de pure et simple répétition, il pourrait être fécond de considérer les tentatives qui, depuis un siècle, se sont développées pour mieux intégrer aux exigences d’une modernisation plus accomplie la part de vérité que l’idéal humboldtien, à travers sa prise en charge de l’impératif multiforme d’autonomie, avait incontestablement exprimée.

[1]Rapport sur l’instruction publique dans quelques pays de l’Allemagne et particulièrement en Prusse, 1833, t. I, p. 179.

[2]E. Dreyfus-Brisach, L’Université de Bonn et l’enseignement supérieur en Allemagne, Paris, Hachette, 1879.

[3]Sur ces derniers travaux, on peut se reporter aux analyses précises de C. Charles, La république des universitaires, 1970-1940, Seuil, 1994, p. 21 sqq.

[4]E. Dreyfus-Brisach, L’éducation nouvelle, Paris, Masson, 1882. Il est frappant que dans ce livre, où l’enseignement aux Etats-Unis est évoqué en moins de dix pages, ne figure aucune description des universités anglaises. Souvent formulée, l’hypothèse me paraît fort crédible selon laquelle les liens étroits du système anglais avec l’Église anglicane le rendait peu attrayant aux yeux de républicains dont la laïcisation de l’enseignement constituait l’un des chevaux de bataille.

[5]Ainsi Dreyfus-Brisac ( L’Université de Bonn et l’enseignement supérieur en Allemagne, p. 46-47 ) ne manque-t-il pas de relever que l’autonomie du recrutement des professeurs a disparu, si elle a jamais existé en France, “sous le flot révolutionnaire” : “Quand Napoléon eut reconstitué notre enseignement supérieur sur le modèle de la hiérarchie écclésiastique, l’Etat reprit pour lui seul le droit de nommer les professeurs” – selon une conception “autoritaire et centralisatrice” dont, de fait, notre Université n’est jamais, à cet égard, complètement sortie.

[6]L. Liard, Universités et facultés, op. cit., p. 200.

[7]Je reprends ici la terminologie utilisée par Humboldt dans son essai inachevé de 1809, Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin, tr. par A. Laks, in : Philosophies de l’Université. L’idéalisme allemand et la question de l’Université, avec une présentation de L. Ferry, J.-P. Pesron, A. Renaut, Paris, Payot, 1979, pp. 319-329.

[8]W. von Humboldt, Ideen zu einem Versuch die Grenzen der Wirksamkeit des Staats zu bestimmen, Gesammelte Schriften, Königliche Preussische Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1903-1936, rééd. 1967-1968; tr. fr. par H. Chrétien Essai sur les limites de l’action de l’Etat, Paris, 1867.

[9]Tel avait été en revanche le point de vue adopté dans mes travaux antérieurs sur les pièces de ce débat, in Présentation ( en collab. avec L. Ferry et J.-P. Pesron ) des traductions réunies dans Philosophies de l’Université, op. cit.; cf. aussi Université et système ( en collab. avec L. Ferry ), in “Archives de Philosophie”, janvier-mars 1979, tome 42, Cahier 1, 59-90; La fondation de l’Université de Berlin, in “Cahiers du CREA”, Paris, n°2, mai 1983, p. 87-1O6.

[10]Situation dont quelque chose, mutatis mutandis, se répète dans l’Allemagne contemporaine, à travers la façon dont la réunification pose aujourd’hui la question de savoir comment rénover l’enseignement supérieur des Länder de l’Est, voire quel type d’universités y créer. Il serait passionnant, de ce point de vue, d’examiner selon quels projets s’opère depuis 1990 la fondation de nouvelles universités, à Postdam, à Francfort/Oder ou ailleurs.

[11]J’ai traduit ce texte, in Philosophies de l’Université, op. cit., pp. 165-252. Les textes de Schelling, Schleiermacher, Humboldt, Hegel cités ci-dessous y ont aussi été traduits ( par G. Coffin, J.-F. Courtine, A. Laks, O. Masson et J. Rivelaygue ).

[12]Je renvoie sur ce point, qui distingue si fortement Hegel des autres philosophes allemands de l’époque, à l’Introduction de B. Bourgeois ( La pédagogie de Hegel ) à sa traduction de : Hegel, Textes pédagogiques, Paris, Vrin, 1978. Les textes les plus consistants, surtout quant à la relation entre l’appareil éducatif et l’Etat, sont analysés par B. Bourgeois, p. 27 sqq.

[13]L. Liard note ( Universités et Facultés, p. 193 ) qu'”en Allemagne, la Faculté de philosophie, sciences et lettres ensemble, est la plus peuplée de toutes” ( comme l’était l’ancienne Faculté des Arts ).

[14]L’Université de Halle a été fondée en 1694, et les historiens de l’Université considèrent très souvent qu’elle a été la première Université moderne de l’Allemagne – en ce sens que, mettant en oeuvre l’esprit de la Réforme, elle rompait avec la tradition médiévale des “autorités” et remplaçait l’explication des textes consacrés par l’apprentissage du libre raisonnement et de la recherche empirique. C’est notamment ce statut d'”Université-phare” qui explique que la perte du duché de Magdebourg, auquel appartenait Halle, ait incité la Prusse à recréer ailleurs un nouvel établissement incarnant la même dynamique de modernisation où s’était déjà inscrite l’Université royale de Halle.

[15]Qu’est-ce que la métaphysique ? est la conférence inaugurale prononcée par Heidegger, le 24 juillet 1929, lors de sa nomination comme Professeur à l’Université de Fribourg. Comme le veut l’usage, il y part de considérations sur l’Université : “Les domaines de nos connaissances sont séparés par de vastes distances. La manière dont chacune de nos sciences traite son objet diffère essentiellement de l’autre. La multitude de disciplines ainsi émiettées ne doit plus aujourd’hui sa cohérence qu’à l’organisation techniques d’Universités et de Facultés; elle ne conserve un sens qu’à travers les buts pratiques poursuivis par les spécialistes. En revanche, l’enracinement des sciences dans leur fondement essentiel est bien mort” ( tr. par H. Corbin, in Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 48 ).

[16]Je ne peux que renvoyer ici au recueil intitulé Die unzeitgemässe Universität, Francfort, Suhrkamp, 1994, où J. Mittelstrass vient de rassembler la plupart des articles qu’il a publiés sur ces questions depuis une dizaine d’années.

[17]Pour une étude plus précise, on peut se reporter à L. Liard, L’enseignement supérieur en France, t. I, 1908, Livre Premier ( “Les Universités en 1789” ), chapitre I ( “Statistique des Universités” ).

[18]Voir par exemple J.H. Campe, Allgemeine Revision des gesammten Schul- und Erziehungswesens von einer Gesellschaft praktischer Erzieher, Hamburg, 1785-1792. Campe était professeur au Philanthropinum de Dessau, cet éphémère établissement parallèle et marginal qui devait susciter les sympathies de Kant et avait été créé par Basedow en 1774 pour former les maîtres d’école selon des principes d’inspiration rousseauiste. C’est donc du point de vue d’une “réforme de l’éducation” que se place Campe quand il estime, à propos de l’enseignement supérieur, que “le mal est incurable” et qu'”il réside dans la forme essentielle des universités, laquelle ne peut être supprimée autrement qu’avec les universités elles-mêmes” : bref, “tous les remèdes recherchés jusqu’ici et susceptibles de l’être à l’avenir ne sont qu’autant de palliatifs”. Dans le même esprit, Chr. G. Salzmann, collègue de Campe à Dessau et auteur d’un roman d’éducation ( Carl von Carlsberg oder über das menschliche Elend, 1783-1788 ), suggère que, si les universités étaient très utiles à une époque où les livres étaient rares, elles sont désormais aussi désuètes que pourraient l’être une campagne militaire menée avec les armes des Croisades à une époque où l’on a pris l’habitude d’utiliser des bombes et des canons.

[19]Telle est l’optique dans laquelle se place G. Gusdorf, op. cit.

[20]Ce point est justement souligné par M. Lenz, Geschichte der Königlichen Friedrich-Wilhelms-Universität zu Berlin, Halle, 1910-1918, I, p. 67. Conseillé par Fichte, Beyme souhaitait rompre, indique Lenz, avec tout ce par quoi les universités traditionnelles conservaient un “caractère corporatif”, “de provenance médiévale”.

[21]G.W. Leibniz, Deutsche Schriften, éd. G.E. Guhrauer, Berlin, 1838-1840, II, p. 268 ( le texte cité est daté de 1700 ). Il faut, précise Leibniz, que dans les sociétés savantes la démarche scientifique ne soit pas dirigée “vers une simple curiosité ou un simple désir de savoir”, vers des “recherches inutiles”, mais qu’on y dispose d’emblée l’activité de la science “en vue de l’utilité” – ce pourquoi l’objectif doit être de “réunir theoria cum prax“.

[22]Si l’Allemagne s’est épargnée ce désastre, il n’est pas certain que ce soit aussi le cas de la France, car ici les “remèdes” apportés à la crise du XVIIIe siècle ont bien été, successivement, la sortie de la “recherche utile” hors des Universités, sous la forme de la création des Grandes Écoles et des écoles professionnelles, puis, à travers la création contemporaine d’une institution comme le CNRS, la tendance à faire sortir à son tour la “recherche pure” hors de l’Université comme lieu d’enseignement : singuliers “remèdes” dont on peut sérieusement se demander s’ils n’ont pas consisté à prendre le risque de tuer le malade !

[23]Là encore, Humboldt retrouve les conclusions de Schelling en sa Deuxième Leçon : “La formation en vue de la pensée rationnelle – j’entends par là non pas une simple accoutumance extérieure, mais une culture qui se transforme en l’essence d el’homme lui-même – est aussi la seule qui ait en vue l’agir conforme à la raison”.

[24]Voir le § 33 du Plan déductif, où Fichte pose le principe selon lequel divers types d’uniformes correspondant aux divers types de membres de l’université devraient permettre d’objectiver la hiérarchie interne.

[25]Ne relevant apparemment que du pur bon sens, l’acceptation d’une telle concurrence prend toute sa portée si l’on précise qu’elle répond au principe fichtéen du “monopole” ( § 18 ) : Fichte récusait la perspective qu’il pût y avoir dans une Université, pour chaque discipline, “une diversité de conceptions et de systèmes, et par là même de professeurs”, en arguant que la vérité est une et que l’affrontement contradictoire des positions conduit la pensée à se dégrader en polémique.

[26]De cette hégémonie de la Faculté de philosophie, le Plan déductif fixera en détail les modalités : participation d’un professeur de philosophie à tous les examens de toutes les disciplines, enseignement philosophique obligatoire et initial pour tous les étudiants, etc. Ce sera même une obligation, pour toutes les sciences particulières, que de travailler d’après les principes de la totalisation systématique du savoir qui sont établis comme tels par la Faculté de philosophie ( § 19 ).

[27]Je ne peux sur ce point que renvoyer aux très belles analyses de J.-F. Courtine, Le déploiement schellingien de l’unité : de l’universio à l’universitas, 1978, repris in Extases de la raison, Galilée, 1990.

[28]Pour une telle analyse, voir J.-F. Marquet, Liberté et existence, Gallimard, 1973, p. 259 sqq.

[29]G. Gusdorf, op. cit., p. 81.

[30]Plus largement, Gusdorf s’en prend à l’influence des Jésuites, et à leur volonté de faire de l’Université un moyen en vue d’une fin de caractère écclésiastique ( voir p. 35 sqq. ).

[31]Op. cit., p. 9.

[32]Op. cit., p. 200.

[33]J. Habermas, Théorie et pratique, tr. par J.-R. Ladmiral, Payot, 1975, t. II, chapitre 10.

[34]Op. cit. p. 169.

[35]E. Kant, Le Conflit des Facultés, tr. par A. Renaut, in Oeuvres philosophiques de Kant, sous la direction de F. Alquié, Bibliothèque de la Pléiade, III, 1986, p. 813 sqq.

[36]Laquelle s’entend ici, selon l’usage déjà signalé, lato sensu, puisque Kant y fait figurer ( op. cit., p. 826 sqq. ) à la fois le “département de connaissance historique auquel appartiennent l’histoire, la géographie, la philologie scientifique, les humanités, tout ce que la science de la nature offre comme connaissance empirique”, et le “département des connaissances rationnelles pures”, c’est-à-dire les mathématiques, la philosophie pure, la métaphysique des moeurs et de la nature – donc, en fait, “toutes les parties du savoir humain” en tant que pure recherche de la vérité comme telle.

[37]Je renvoie sur ce point à J. Mittelstrass, op. cit., p. 81, qui estime que, dans cette tradition, “la Faculté de philosophie devient le centre institutionnel et le moteur véritable de l’Université”, au point qu’elle va s’identifier, “dans la compréhension que l’Université allemande du XIXe siècle aura d’elle-même, à l’essence et l’avenir de l’Université” : bref, la Faculté de philosophie est devenue, selon la formule de Schleiermacher, “l’Université proprement dite”, tandis que les autres Facultés apparaissaient au fond, de plus en plus, comme des “écoles spéciales” – et ce dans l’exacte mesure où l’idée de “scientificité pure” et celle d'”unité du savoir”, constitutives du nouveau concept d’Université, sont plus spécifiquement prises en charge par la Faculté de philosophie ( voir Pensées de circonstance, in Philosophies de l’Université, notamment p. 288 sqq. ).

[38]En ce sens, les observations de Habermas témoignent de cette difficulté, bien analysée par J. Mittelstrass ( op. cit., notamment p. 175 sqq. ), qu’a eue la théorie allemande de l’Université à se renouveler, et ce jusque dans les années 70. On trouvera ainsi dans l’ouvrage de Mittelstrass, qui n’évoque pratiquement pas Habermas, des analyses fort significatives des thèses “humboldtiennes” encore défendues par K. Jaspers en 1960, H. Schelsky en 1962 ou même R. Dahrendorf en 1976.

[39]Op. cit., p. 49.

[40]Mittelstrass distingue trois modernités, symbolisées ( non chronologiquement ) par trois héros : l'”univers de Christophe Colomb” ( Kolumbus-Welt ) est celui où l’homme s’est pensé comme “découvreur” du monde; l'”univers leibnizien” ( Leibniz-Welt) est celui où il s’est agi de rendre “intelligible” le réel, où l’homme s’est fait “l’interprète du monde”; l'”univers léonardien” (Leonardo-Welt) est enfin celui où l’homme s’est voulu l’artisan d’un monde qu’il a entendu “faire” ou “fabriquer”, et dont il a souhaité qu’il fût son “oeuvre”. L’Université humboldtienne correspondit en fait au deuxième univers. Ce pourquoi Mittelstrass en appelle aujourd’hui à une “université léonardienne” (Leonardo-Universtität, p. 49 ).

[41]Op. cit., p. 21.

[42]Op. cit., p. 60 : “La représentation d’une université complète ( … ) n’est qu’une illusion”, et elle est inséparable du phénomène de massification.

[43]Op. cit., notamment p. 53.

[44]Mittelstrass évoque en effet les professions non médicales de la santé, la médecine dentaire, les formations courtes de gestion, etc.

[45]Op. cit., p. 58 sqq.

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