Actes de la journée d’études du 25 avril 2007
(Ingénieure d’études auprès de l’Observatoire européen des politiques universitaires, Paris-IV)
Synthèse des entretiens sur la professionnalisation menés auprès de directeurs d’UFR et autres responsables
Nous avons entrepris de réaliser durant ces dernières semaines, Geoffroy Lauvau et moi, une série d’entretiens sur la professionnalisation dans le domaine des humanités. Cette série d’entretiens a été conçue comme devant se prolonger au-delà de cette Journée d’études. Les entretiens déjà effectués ont été transcrits et mis en ligne sur le site de l’Observatoire (ici). Il en ira de même des entretiens à venir, qui concernant plus largement des interlocuteurs extérieurs à Paris-IV, mais qui procèderont du même type de questionnement que celui auquel nous avons procédé jusqu’ici, et dont je voudrais dégager un premier bilan.
Avant de dégager ces quelques éléments de bilan, j’indique que nous avons rencontré jusqu’ici, avant tout, des Professeurs de Paris-IV, qui sont ou ont été directeurs d’UFR, sont responsables de formation de master ou encore directeurs d’écoles doctorales. Nous avons choisi soit des domaines relevant des humanités classiques (comme la littérature), assez éloignés en principe de perspectives directes de professionnalisation (à l’exception des métiers de l’enseignement), soit au contraire des domaines dont la construction même a procédé, à Paris-IV, ou ailleurs d’une volonté d’intégrer de telles perspectives de professionnalisation (comme le domaine des LEA, c’est-à-dire des langues étrangères appliquées). Nous avons rencontré aussi nos collègues de l’Observatoire de l’insertion professionnelle des étudiants, qui existe à Paris-IV depuis quelques années et se consacre à collecter des données sur le devenir des étudiants. Nous avons rencontré enfin, à l’extérieur de Paris-IV, Monsieur Guillaume Houzel, Président de l’Observatoire national de la vie étudiante, créé en 1989 par un arrêté ministériel pour mener des enquêtes statistiques lourdes qui débordent la question de la professionnalisation, mais qui lui accordent, par la force des choses (puisque cette question est évidemment centrale dans la vie étudiante), une place importante. Cette enquête sera poursuivie et élargie dans les mois qui viennent, de façon que, dans le rapport annuel de notre Observatoire, nous puissions à l’automne à la fois publier les comptes rendus d’un nombre significatif d’entretiens et en dégager du même coup quelques éléments de synthèse plus aboutis que ceux que je suis chargée de vous présenter ce matin. Méthodologiquement, je précise simplement que nous avons cherché jusqu’ici et continuerons à chercher à engranger à la fois des informations et des avis représentatifs de la diversité des situations en présence : jusqu’ici, cette diversité a été pour l’essentiel celle qui, à l’intérieur des humanités, correspond à ce que j’ai appelé il y a quelques instants, d’une part, les humanités classiques, d’autre part, les filières qui, tout en relevant des humanités, ont intégré dans leur formatage certaines considérations professionnalisantes. Nous prendrons en compte aussi, dans la suite de nos entretiens, d’autres paramètres de diversification, par exemple en confrontant les humanités et les autres secteurs, Paris et la province, ainsi que les universités françaises et les universités européennes. Nous serions bien sûr très reconnaissantes à ceux d’entre vous qui souhaiteraient nous suggérer de prendre en compte plus particulièrement tel ou tel paramètre de diversité auquel nous n’aurions pas encore songé.
En tout cas, à ce stade de notre enquête, voici ce qui me semble d’ores et déjà se dégager de ce que nous avons entendu et analysé. Une première observation consiste à enregistrer un degré très inégal, aussi bien chez les étudiants que chez les enseignants, de prise de conscience de l’ampleur du problème de la professionnalisation.
Une prise de conscience tardive et inégale
Pendant très longtemps, l’absence d’un débat public sur la professionnalisation des formations universitaires (qui ne s’est vraiment ouvert qu’il y a un an, à l’occasion de l’entrée d’une partie des étudiants dans le mouvement contre le CPE) a fait que les étudiants ont eu une sorte de confiance dans leurs études, avec une relative sensation de confort les conduisant à se soucier peu de ce qu’ils feraient après ces études. Cette sensation de confort s’explique en partie par la façon dont l’Université elle-même s’est longtemps épargné la nécessité de s’interroger sur la professionnalisation de ses étudiants, dans la mesure où, notamment dans les humanités, elle fonctionnait surtout comme une école professionnelle destinée aux futurs enseignants. Cette façon de concevoir l’Université demeure fortement ancrée dans toute une part de la conscience universitaire, et nous l’avons encore entendue s’exprimer à plusieurs reprises dans les réponses qui nous ont été fournies.
Cette prise de conscience tardive et encore très inégale se traduit d’ailleurs par le fait que les Observatoires de l’insertion professionnelle des étudiants, là où ils existent, sont de pures initiatives locales, en général très récentes (comme c’est le cas ici, où l’Observatoire de l’insertion professionnelle a été créé il y a deux ans à l’initiative du Président de l’Université, qui en a chargé le Professeur Jean-Michel Berthelot) : ce sont donc des instances récentes, qui manquent encore de recul pour fournir des informations fiables et d’une certaine ampleur – ce qui est très significatif de la manière dont le problème n’a été perçu comme problème que depuis quelques années, voire depuis quelques mois.
De ce fait, toujours au compte de cette première observation sur la prise de conscience inégale et tardive du problème, on enregistre souvent qu’il y a eu longtemps peu de dispositifs correspondant à la nécessité d’imaginer d’autres formations professionnelles que celles qui correspondaient à la reproduction des enseignants. Du côté des étudiants, l’attitude qui témoignait le plus d’une conscience du problème a longtemps consisté seulement à cumuler des assurances sur l’avenir en combinant des cursus s’ajoutant les uns aux autres et allongeant la durée des études – démarche qui a eu son efficacité, mais qui participait encore d’une forte confiance dans les études et de la conviction qu’au fond la professionnalisation s’accomplissait d’elle-même, comme une résultante obligée de formations par elles-mêmes sans rapport direct avec cet objectif.
Une telle conception est visiblement en train de changer, mais elle est encore loin d’avoir disparu, de même que n’a pas toujours disparu, du côté des enseignants, la conviction que les formations ne doivent pas viser des débouchés immédiats, mais plutôt dispenser des compétences dont les étudiants auront besoin bien au-delà de leur premier emploi. Dans cette optique qu’on appellera classique, et qui reste fortement représentée, on insiste surtout sur le rôle du SCUIO, sur l’organisation de « doctoriales » permettant aux doctorants de rencontrer des acteurs du monde professionnel, on redoute (ce qui est d’ailleurs compréhensible et correspond à une véritable interrogation) que l’intégration des considérations professionnalisantes dans les cursus n’entraîne une réduction du volume horaire des disciplines enseignées. Auquel cas on convient volontiers avec beaucoup d’honnêteté que l’on ne sait presque rien du devenir des étudiants de master, mais qu’en revanche, à Paris-IV et notamment dans certaines écoles doctorales, l’essentiel des docteurs trouvent un emploi, dont 2 tiers dans l’Université et la recherche. Cette position demeure forte, notamment dans une grande université comme celle-ci, dont le niveau des doctorats est général bon.
Il existe pourtant des signes que, je le répète, cette conception est en train de changer : non seulement en effet les SCUIO (Services communs d’information et orientation universitaire) sont de plus en plus fréquentés par les étudiants, mais l’importance et la fécondité des stages en entreprise ont été mentionnés par tous nos interlocuteurs, avec la conviction que la découverte de l’univers des professions (sous la forme de ces stages, mais aussi sous la forme de modules d’éducation au choix professionnel insérés dans les cursus) constitue désormais une étape indispensable du parcours universitaire. Cela dit, au-delà de l’insistance sur les stages, sur le rôle des SCUIO ou sur la nécessité d’un travail d’éducation au choix professionnel (qui ne sont tout de même que des dispositifs d’accompagnement des formations), nous avons été placés par nos interlocuteurs face à des dispositifs plus ambitieux en matière de professionnalisation. J’y consacrerai ma deuxième observation.
Des cursus professionnalisants
De fait, des cursus entiers ont été mis en place, en général depuis un certain nombre d’années, allant dans le sens d’une prise en compte des exigences de la professionnalisation dans les parcours eux-mêmes. J’en mentionne deux exemples, pour l’évocation desquels nous avons rencontré certains des enseignants qui, dans les disciplines concernées, s’y impliquent le plus directement :
1) Le premier est celui de l’UFR de LEA (Langues étrangères appliquées), créée il y a plus de trente ans, en 1972, qui affiche clairement que le débouché principal de ses étudiants est l’entreprise. De ce fait, cette filière intègre directement les exigences de la professionnalisation dans ses programmes, en exploitant le stage (obligatoire en licence, en master 1 et en master 2) comme une sorte de moyen de communication, grâce auquel les entreprises, en testant l’employabilité des étudiants qu’elles accueillent et éventuellement, à l’issue du stage, qu’elles recrutent, envoient un message aux formateurs concernant ce qu’elles attendent des étudiants. Dans cette forme de communication entre une formation et le secteur professionnel sur lequel elle ouvre, il faut noter que l’adaptation de l’Université aux besoins des entreprises est conçue comme consistant moins à intégrer dans les formations des compléments professionnels de type pratique qu’à ajouter dans les formations (comme nous l’a indiqué clairement Madame Gallet-Blanchard, directrice de l’UFR de LEA) certains compléments théoriques, relevant eux-mêmes de savoir – par exemple en ajoutant aux formations de langue une formation en droit, en économie, bientôt en finance, etc. Il y a là une démarche importante, je crois, sur laquelle il faudra peut-être revenir, où la professionnalisation des formations ne s’accomplit pas du tout par l’instillation d’autres contenus que ceux qui relèvent de savoirs (contenus pratiques ou informatifs), mais par une combinaison de savoirs, qui requièrent une sorte de décloisonnement disciplinaire partiel. Cette façon de procéder nous a aussi été expliquée dans le deuxième exemple que je voulais évoquer, où intervient aussi une intégration des exigences de la professionnalisation dans les formations elles-mêmes.
2) Ce second exemple est celui de la filière « Lettres Modernes Appliquées », interne aux UFR de littérature et de langue française. C’est une filière qui regroupe un tiers des étudiants en littérature et langue française, nous a expliqué Madame Mélonio, qui a organisé cette formation pendant les années où elle a dirigé l’UFR de Lettres Modernes : il s’agit d’une filière directement professionnelle, qui concerne les étudiants ne se destinant pas aux métiers de l’enseignement, avec un parcours spécifique dès la licence (avec 20 % d’enseignements professionnalisants), puis en master 1 et 2, sous la forme de ce qui a été un DESS, puis aujourd’hui un Master professionnel de Lettres Modernes appliquées ouvrant sur les métiers de l’édition et de l’audiovisuel. Là aussi, le modèle retenu engage une forme de disciplinarité, puisque, indépendamment des stages et de l’éducation au choix professionnel, la formation inclut, à côté des lettres modernes, du droit, des sciences politiques, de l’économie – avec pour horizon les concours administratifs, les IEP, etc.
Voilà donc deux exemples, correspondant à la deuxième observation que je voulais vous proposer sur ce qui résulte des entretiens auxquels nous avons procédé – deux exemples où les exigences de la professionnalisation structurent des parcours de formation, et cela, de la licence au master, aussi bien en LEA qu’en LMA. Cela souligné, ces exemples correspondent-ils à une résolution intégrale ou optimale du problème de la professionnalisation ? Malgré l’importance et le succès incontestable de ces démarches, il ne nous a pas semblé que c’était entièrement évident, et ce pour divers types de raisons dont l’évocation correspondra à ma troisième observation.
Interrogations persistantes
Dans les deux exemples évoqués, il persiste en effet un certain nombre d’interrogations sur le devenir de nombreux étudiants, et ce, sous deux rapports.
Dans le modèle de LEA tout d’abord, notre interlocutrice nous a indiqué qu’au niveau de la licence les étudiants ne se professionnalisent pour ainsi dire jamais, et que même au niveau du Master 1, c’est rarement le cas. C’est donc uniquement après le Master 2, c’est-à-dire après une sélection importante (je cite Madame Gallet-Blanchard : « 30 étudiants sélectionnés en Master 2, pour 120 à 130 inscrits en Master 1 »), que « tous les étudiants se professionnalisent, soit dans l’entreprise qui les a employés en stage, soit dans une autre entreprise, dans les six mois qui suivent environ ». Si l’on rapporte les étudiants professionnalisés par ce dispositif au nombre des étudiants engagés dans ce parcours spécialisé dès la licence (nombre que je ne connais pas avec précision), on a donc en tout état de cause un taux de professionnalisation faible, qui repose le problème de savoir à quoi servent les universités pour les étudiants qui la quittent avant Bac + 5 : dans ces conditions, sauf à trouver un dispositif qui améliore la situation des « sortants » durant les quatre premières années, on voit mal comment ne pas accorder une forme de crédit à une position défendant une sélection plus rigoureuse en amont. Je ne vais évidemment pas m’engager sur ce dossier, mais il est clair qu’il correspond à un premier type d’interrogation persistante, en matière de professionnalisation, dans un cursus qui, par ailleurs, correspond à une réussite. Du moins serait-il intéressant de connaître le devenir des étudiants qui ont quitté le parcours avant son point d’aboutissement.
Dans le modèle de LMA ensuite, Madame Mélonio nous a expliqué avec beaucoup de clarté et de conviction que ce parcours concerne un tiers des étudiants des UFR de littérature et de langue française, et qu’il était plutôt moins valorisé, en termes d’image, que le parcours classique. Elle nous a en outre fait part de ses interrogations, concernant ce parcours classique, sur l’entrée massive d’étudiants en master de recherche qui ne seront ni professeurs, ni chercheurs. Ces observations, là aussi, sont d’une grande honnêteté à propos d’une tentative qui correspond à un succès, mais qui trouve d’elle-même ses limites en ceci qu’elle laisse inchangé, hors d’elle, le devenir professionnel de deux tiers des étudiants du domaine global de la littérature et des lettres modernes, dont la plupart ne reproduiront pas le corps professoral. Autre manière de se heurter au problème de la sélection : faut-il laisser s’inscrire tant d’étudiants en master de recherche ?, – on sait que le débat est entrouvert aujourd’hui, je ne peux pas, là non plus, m’y engager, mais il y a donc, sous cette forme aussi, des interrogations persistantes qui, au fond, manifestent que les conceptions les plus innovantes, en l’occurrence celles que j’ai évoquées sur les deux exemples des LEA et des LMA, se trouvent forcées, pour convaincre, de recourir elles-mêmes à la conviction plus classique que j’avais mentionnée antérieurement – à savoir que les formations initiales, même quand les étudiants les quittent en cours de route, constituent une base de formation qui pourra être réinvestie dans d’autres formations complémentaires, à partir de quoi la professionnalisation interviendra bien comme une sorte de résultante.
La question que cela nous est apparu poser est double. D’une part, n’y a-t-il pas là une forme d’optimisme que seule l’absence d’enquêtes sérieuses sur l’insertion professionnelle des étudiants tout au long de leur parcours permet de ne pas démentir ? D’autre part, si les années de formation initiale doivent constituer, pour le plus grand nombre d’étudiants, une base de compétences à réinvestir dans d’autres formations plus professionnalisantes, ne faut-il pas repenser les années de formation initiale en tenant compte du type de compétences, nécessairement moins spécialisées, qu’elles doivent faire acquérir aux étudiants pour permettre cette réorientation ? De ce point de vue, la proportion insuffisante de la culture générale dans les premières années a été évoquée, à plusieurs reprises dans nos entretiens, comme un obstacle au fonctionnement de ce système d’assurances cumulées sur l’avenir qu’évoquait Guillaume Houzel, dans l’entretien qu’il nous a accordé, et qui pourrait mieux fonctionner si les premières années étaient davantage conçues en fonction de cette finalité.